Nov 092013
 

Andre MaroisAndré Marois

The ten-year-old narrator of André Marois’ new novel 10 ans, pas méchant (published by Éditions La courte échelle in Montreal) starts out by pushing a friend into a thicket of brambles — “It was very bad, holes like a colander” — turning him into “a perforated kid.” He doesn’t know why (a bit like Meursault killing his Arab in Albert Camus’ The Stranger but with a juvenile lead). But our narrator, yes, is not really evil, mischievous perhaps, a bit ADHD perhaps, given to perpetrating serial indiscretions and acts of violence. He likes to “get the villain out” as his mother says, so he can calm down. The story is told deadpan, the tone is mordant, black, and insistent.

Marois was born in France but lives in Montreal where he has published a long list of novels, story collections, crime novels and books for young adults. The text is in French; that’s not a new thing; longtime Numéro Cinq readers know that we do publish occasional untranslated works in French. We even have a Special Feature page for this called Numéro Cinq | En Français. Get out your translation dictionaries. It’s not so hard. It will sharpen the mind.

Also, perhaps it does not need pointing out, but Marois sent in the best author photo ever published on NC.

dg

couv 10 ans

J’ai dix ans.

Je ne suis pas méchant.

En tout cas, quand ça m’arrive, je ne le fais pas exprès. Je suis un enfant normal, mais je n’aime pas toujours jouer comme les autres. Je m’en suis rendu compte la fois où je parlais avec mon copain François. Nous étions dans la descente de la voie David, une petite rue près de chez moi. Il tournait le dos au gros buisson de ronces et moi, sans aucune raison, je l’ai poussé dedans. François s’est retrouvé au milieu des ronces, transpercé de partout par les aiguilles. Il a hurlé. Il avait très mal, troué comme une passoire. Philippe l’a aidé à sortir de là. François est parti chez lui en pleurant. J’ai regardé le sang qui coulait sur ses jambes. Je ne comprenais pas ce que j’avais fait.

Mes bras avaient bougé sans que je le décide. Il fallait que je le pousse dans les ronces. C’était sa place, même si je ne savais pas pourquoi.

François n’est pas mon meilleur copain, mais quand même. Il est gentil. Pas le genre à faire de mal à une mouche. Il ne m’a jamais fait de mal. Je n’avais aucune raison d’être méchant avec lui.

Pourtant, je l’ai été.

Je suis rentré à la maison, je n’ai rien raconté à ma mère. Un peu plus tard, celle de François a sonné chez nous. Elle criait. Elle tenait son fils par la main. Il avait du mercurochrome un peu partout, ses yeux étaient gonflés d’avoir beaucoup pleuré. Sa mère a expliqué à la mienne ce qui s’était passé. Elle m’a engueulé comme du poisson pourri. Ma mère lui a dit de se calmer le pompon. Elle me protégeait. François se planquait derrière sa mère. La mienne a dit qu’elle allait régler ça avec moi. Elle s’est excusée aussi. François et sa mère sont repartis. Elle parlait fort dans la rue, en agitant les bras en l’air. Comme si elle voulait gifler les nuages. Je crois que François a recommencé à pleurnicher.

Ma mère m’a dit qu’elle avait honte de moi et que j’allais voir ce que j’allais voir. Pour me punir, elle m’a envoyé dans ma chambre. Je me suis endormi sur mon lit, alors je n’ai pas vu grand-chose.

Elle n’a pas pu me priver de télévision, comme le font les mères de mes copains, parce que nous n’en avons pas. Ma mère m’a privé de bandes dessinées et de dessert. J’ai été obligé de lire un roman pour passer le temps et oublier l’odeur de la tarte aux pommes.

À l’école, tout le monde a entendu parler de l’affaire des ronces. Il faut dire que l’arrivée de François transformé en gamin perforé n’est pas passée inaperçue. Comme s’il avait la varicelle juste en arrière du corps. Il jouait les martyrs. Il m’énervait.

Les filles me regardaient bizarrement. On aurait dit que j’étais un monstre échappé du zoo.

François me tournait le dos dès qu’il me voyait.

Une fois, il faisait ça et il s’est retrouvé avec la face à trente centimètres du mur de briques dans la cour de récréation. J’ai eu très envie de le pousser dessus. Je suis allé vers lui. J’ai sorti les mains de mes poches. J’ai fait un énorme effort pour me retenir. J’aurais pu lui casser les dents de devant ou le nez. Je voulais vraiment le faire, mais j’ai fermé les yeux et j’ai passé mon chemin.

Ce n’était pas un accident, le buisson.

J’ai le droit de m’amuser, c’est tout.

Mes meilleurs copains s’appellent Jean-Marc, Philippe et Stéphanie. Nous nous connaissons depuis notre naissance. Je sais tout sur eux, parce qu’ils habitent à côté de chez moi. Ce sont mes voisins. Nous jouons tous les jours ensemble dans la rue, nous allons à l’école ensemble. Je regarde la télévision chez eux. Nous nous prêtons des bandes dessinées.

Mes copains ne m’ont jamais rien dit sur l’histoire du buisson de ronces. Ils n’ont pas rigolé non plus. Ils ont juste fait comme s’ils n’avaient rien vu. Ils avaient envie d’oublier ma mauvaise blague. Moi aussi.

Nous jouons avec des karts dans la voie David. Ce ne sont pas des vrais karts de course avec un moteur et tout. Nous n’avons pas d’argent pour acheter ça.

Nous fabriquons chacun le nôtre avec une grosse planche et des roues de poussette fixées sur des barres en bois à l’avant et à l’arrière. À l’avant, il y a un axe vertical dans un trou percé au centre de la planche pour la direction. Nous posons un pied de chaque côté de la barre et, quand on la pousse du côté gauche, on tourne à droite, et le contraire quand on la pousse du pied droit. Il y a aussi un siège avec un petit coussin et un dossier, une sonnette de vélo, des accessoires. Nos karts sont peints avec des gros numéros dans des ronds et nous y ajoutons tous les autocollants qu’on peut trouver. Comme si c’était une voiture de course.

Le plus dur à trouver, c’est les roues. Parce que des planches, tout le monde a ça chez soi. Quand t’as des bonnes roues avec des bons roulements à billes qui ne font pas de bruit, tu vas beaucoup plus vite que les autres. Moi, je n’ai pas de très bonnes roues. Elles grincent un peu, même quand elles sont bien graissées.

Le début de la voie David est en pente, après c’est plat. Nous partons d’en haut en courant, nous sautons sur notre bolide et nous faisons la course à fond jusqu’en bas.

Nous avons le droit de nous rentrer dedans et de faire des queues de poisson, mais pas trop fort. Je suis le champion là-dedans. Les autres essaient juste d’aller le plus vite possible. Ils se penchent pour que l’air ne les ralentisse pas. Et moi, je fonce dans leurs roues arrière. Ça les bousille.

Je n’ai pas le choix, je ne suis pas grand. Ceux qui prennent le plus de vitesse dans la descente, c’est les plus lourds, comme Philippe et Jean-Marc. Moi je suis maigre, alors je dois piloter avec ma tête.

Comme eux, je veux arriver le premier.

Quand je leur rentre dedans, ça les énerve.

Il faut remonter nos karts en les poussant jusqu’en haut de la côte. C’est super fatigant. Chacun de nous souffle et transpire et se jure de mieux réussir la course suivante. Alors, quand nous repartons après une descente où j’ai heurté Philippe ou Jean-Marc, ils disent qu’ils vont me percuter à leur tour. Mais ils ne le font pas souvent.

J’adore quand ça arrive.

C’est ce que j’ai découvert.

Quand je suis méchant avec quelqu’un, ça le rend méchant à son tour. Ou bien il a peur et il s’enfuit, mais ça n’a aucun intérêt. Alors quand l’autre devient méchant à cause de ma méchanceté, je suis content.

Je ne suis plus tout seul, ça me rassure.

Nous finissons par avoir un accident, mais comme nous n’allons pas très vite, nous nous faisons juste des écorchures aux genoux et aux coudes. Pour les mains, nous portons des gants sans doigts. Ils ont ça, les pilotes de Formule 1. Nous avons aussi des vieux casques de motos. Il fait chaud là-dessous.

Je rentre chez moi en nage, calmé. Le méchant est sorti, je peux aller dîner sans agacer ma petite sœur.

C’est ma mère qui dit ça : il faut faire sortir le méchant. Je ne l’ai pas inventé. Ça veut dire qu’on a du méchant en nous. Tout le monde.

Je le fais sortir le plus que je peux. Par la bouche, en disant toutes les choses qui me passent par la tête. Par les mains, en poussant du monde dans les ronces, par exemple. Par les pieds, en donnant des coups dans les tibias de ma petite sœur sous la table. Par les yeux, en lançant des regards bizarres à plein de gens. C’est tout ce que je sais faire pour l’instant.

Le méchant sort, mais j’en ai encore dedans, c’est ça qui est bizarre. Il se reconstitue.

Ce n’est pas toujours facile, surtout avec les adultes. Ils ont vite fait de vous donner une claque si vous les embêtez. Je commence à mieux m’y prendre avec eux. Je les surprends en faisant des choses qu’ils n’attendent pas. Je leur lance des œufs sur la tête, par exemple. Ça les énerve beaucoup. Ils ont du blanc et du jaune plein les cheveux. Ça dégouline sur leur col de chemise, dans leur cou. Ils sont furieux.

Je m’arrange pour qu’ils ne me voient pas. Je les bombarde depuis l’arbre qui monte au-dessus du poteau de l’arrêt d’autobus. Aussitôt que j’ai atteint quelqu’un, je saute par terre et je pars en courant. Je cours plus vite que tous mes copains. Je suis le meilleur en sprint à l’école.

Des fois, ceux que j’ai touchés me poursuivent en criant. Des fois, même pas.

Il faut aussi s’entraîner au tir. Je lance des cailloux de la taille d’un œuf sur une boîte de conserve dans la voie David. Je commence à être très adroit.

Le plus dur, c’est de voler des œufs sans se faire attraper. Au début, je les prenais à la maison, mais ma mère a commencé à s’en rendre compte. Maintenant, je les vole dans le frigo des parents de mes copains. Un œuf par ci, un œuf par là, ça ne se remarque pas. Je dois juste faire attention à ne pas en casser un dans ma poche.

Ça m’est déjà arrivé.

Ma mère m’a demandé ce que j’avais fait, et j’ai répondu que c’était François qui m’avait fait une blague pour se venger du buisson de ronces. Elle a trouvé ça bête, mais elle n’a pas eu envie d’aller crier après la mère de François. Pour un œuf, ça ne vaut pas le coup de se déplacer, même si un œuf, c’est de l’argent. Et chez nous, on n’a pas beaucoup d’argent.

Mon père est mort dans un accident de chantier. Il est tombé d’un échafaudage en recouvrant une maison de crépi. Il était maçon. C’est chouette comme métier, maçon. La bonne nouvelle, a dit son patron à ma mère, c’est que mon père n’a pas souffert. Il est tombé sur la tête et PAF ! Mort.

C’est arrivé il y a quelques mois, alors je me rappelle bien de lui, mais des fois, je l’oublie un peu.

Ma mère, elle travaille. Elle n’a pas le choix, comme elle dit. Elle fait des réunions Tupperware pour vendre des boîtes en plastique à d’autres dames. Elle en a une valise pleine. Elle dit qu’elles sont incassables, pas comme les œufs. Elle les laisse tomber par terre pour prouver que c’est vrai. Les dames trouvent ça drôle et elles lui achètent plein de boîtes vides avec leurs couvercles. Il paraît que c’est la meilleure vendeuse de la région, mais nous sommes quand même très pauvres. Je me demande comment font celles qui ne vendent pas autant de boîtes que ma mère. Elles doivent avoir encore un mari vivant.

Mes copains non plus ne sont pas riches. Personne ne l’est.

Si leurs mères apprennent que je jette leurs œufs par les fenêtres, je vais me faire disputer.

Mais c’est plus fort que moi.

Ma mère trouve que j’ai beaucoup d’imagination, surtout pour les mauvais coups. Mais souvent ce n’est même pas moi qui les invente. Je fais des trucs que j’ai entendus, des trucs que tout le monde fait.

Par exemple, je coince une épine d’acacia entre mes doigts. On ne la voit pas. Puis je serre la main de mes copains. Ça leur fait mal. Ils crient, retirent leur main, et moi je rigole. C’est juste une petite piqûre de rien du tout, pour rire.

Je sais bien que la méchanceté va continuer. Si je pique Philippe, il va piquer Jean-Marc, qui va piquer Stéphanie, qui piquera François. Ça s’arrêtera là, parce que François n’osera jamais me piquer. Il sait de quoi je suis capable. J’aime ça, savoir que je lui fais un petit peu peur.

Une autre qui me dérange, c’est ma sœur. Elle m’aime tout le temps, même si je ne suis pas gentil avec elle. Elle me regarde avec des yeux de biche, elle ne comprend pas pourquoi je suis méchant avec elle. Comme quand j’attache les lacets de ses chaussures sous la table, et qu’elle tombe en voulant marcher.

C’est ça que j’aime le plus, quand ça me fait rire.

Quand on est juste gentil, on ne peut pas rire autant. Si je cache un caillou dans une boule de neige que je lance à Jean-Marc, il va être surpris, et sa tête en sang fera rire tout le monde. Il aura un peu mal, bon, mais pas vraiment. Et pendant ce temps-là, les autres et moi, nous rirons comme des baleines.

Surtout moi, je sais.

Ma mère dit que je ne suis pas toujours drôle.

Les parents, ils ne rient pas des mêmes blagues que les enfants. Ils disent des choses entre eux et ils nous bouchent les oreilles et ils pouffent. On entend quand même. On dirait qu’ils ont honte de rire. Moi, je ne me cache pas, je n’ai pas honte. Je ris si c’est drôle, c’est tout.

Tout le monde n’est pas drôle, c’est vrai. Moi, oui. Stéphanie rit quand je raconte une blague. Je sais ce qui la fait rire et j’aime voir ses dents. Je n’ai jamais été méchant avec elle. C’est comme ça, allez savoir pourquoi. Stéphanie, elle a une tête de plus que moi. Si elle voulait, elle pourrait me donner des coups de poing très forts. Mais elle est trop gentille pour ça.

Je ne lui fais pas mal, pas parce que j’ai peur qu’elle m’assomme, mais par principe. On ne frappe pas les filles, c’est comme ça.

Même si des fois on en aurait envie.

Il y a plein de filles à l’école qui m’énervent beaucoup, mais je ne les touche jamais.

Ce que j’aime le plus, c’est quand je trouve une nouvelle idée. Je suis excité comme une puce. Je veux essayer mon tour le plus vite possible.

Comme dévisser la chaise du professeur pendant son absence.

La dernière fois que j’ai fait ça, monsieur Laporte, qui nous enseigne la musique le mardi matin, est tombé de l’estrade sur le plancher, et son front a frappé le pupitre de Jean-Marc. Jean-Marc est au premier rang en classe, sinon il parle tout le temps avec ses voisins.

Monsieur Laporte a eu très mal. Ça se voyait. Il a crié des grossièretés en me regardant, comme s’il n’y avait que moi qui pouvais être le coupable. Il était super impressionnant, avec du sang qui lui coulait au milieu du visage, un peu comme Dracula. Je ne riais pas avec ma bouche, mais en silence dans ma tête.

Le directeur est venu dans notre classe. Il a demandé qui avait fait ça. Tout le monde m’a regardé. J’ai dit que je ne le referais plus.

Personne ne m’a cru. J’ai été renvoyé de l’école pendant deux jours. C’est une très grosse punition dans notre école.

Ce midi-là, Jean-Marc, Philippe et moi, nous avons beaucoup ri. Ça aussi, c’est un truc que j’ai remarqué : on peut rire plusieurs fois du même tour, juste en le racontant encore. On peut même rire de plus en plus fort.

Jean-Marc a expliqué qu’il y avait du sang de monsieur Laporte sur sa trousse à crayons. Un peu dégoûtant, mais marrant.

L’après-midi, ma mère n’était pas à la maison à cause des Tupperwares. Je m’ennuyais pendant que les autres étaient à l’école. Moi j’étais puni chez moi.

On ne peut pas faire une course de karts quand on est seul. Ni pousser un copain dans les ronces.

Je ne peux quand même pas me taper dessus pour faire passer le temps.

À force de m’ennuyer, je cherche de nouvelles idées.

— André Marois

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Né le 21 mars 1959 à Créteil (France), André Marois étudie deux mois en arts plastiques et cinéma à l’université Paris VIII, puis deux ans par correspondance pour obtenir le brevet de technicien supérieur (BTS) en publicité, en 1981. Il effectue ensuite son service militaire comme dessinateur chez les pompiers de Paris, puis démarre une carrière de concepteur-rédacteur publicitaire en 1982, dans diverses agences parisiennes. Il émigre à Montréal en 1992 avec ses deux enfants, pour travailler comme publicitaire pigiste jusqu’en 2006. Il y habite toujours, en plein cœur du Plateau-Mont-Royal.

Depuis 1999, il publie des romans noirs pour les adultes, des romans policiers et de science-fiction pour les enfants et les adolescents, ainsi que des nouvelles pour tirer sur tout ce qui bouge. En 2013, son roman Les Voleurs de mémoire a gagné le Prix jeunesse des Libraires du Québec. Depuis, 2006, il donne des ateliers / conférences auprès d’étudiants de primaires, secondaires, cégeps et universitaires sur l’écriture, le polar, la nouvelle noire : Edmundston, Gatineau, Montréal, Vancouver, Winnipeg, UQAM, Bordeaux (France), Sudbury, Gatineau, Québec, Toronto, Windsor, and Calgary. Depuis 2010, il est chargé de cours à l’Université de Sherbrooke : créativité et rédaction.{{1}}[[1]]

Bibliographie
Romans
201310 ans, pas méchant, Éd. la courte échelle
2013La Fonction, Éd. la courte échelle
2010 9 ans, pas peur, Éd. La courte échelle
2010 Sa propre mort, Éd. La courte échelle
2008 Passeport pathogène, Éd. Héliotrope
2003 – Les effets sont secondaires, Éd. la courte échelle (Édition de poche 2006)
2000 – Tête de pioche, Éd. Les Allusifs
1999 – Accidents de parcours, Éd. la courte échelle (Édition de poche 2006)

Recueils de nouvelles
2013 Santé !, Éd. L’Atelier Mosécu, France (coauteur)
2012 Printemps spécial, Éd. Héliotrope (coauteur)
2011 Petit Feu, Éd. La courte échelle
2010 Tab’Arnaques, Éd. Québec Amérique (coauteur avec Luc Baranger)
2008 M.O. Crimes of Practice (Crime Writers’ Association Anthology), Comma Press, UK (coauteur)
2006 – Du cyan plein les mains, Éd. la courte échelle (Édition de poche 2006)
2005 Boucs émissaires, Éd. Les 400 coups (coauteur)
2001 – 38 morts dont 9 femmes, Éd. Trait dʼunion
1998 Circonstances particulières, Éd. L’instant même (coauteur)

Romans et albums jeunesse
2013 – Petit Pat tome 1 : Tout le monde dehors !, Éd. la courte échelle
2013 – Les voleurs de mémoire, Éd. la courte échelle
2012 – La Forêt des insoumis, Éd. Boréal
2011 – En mai, fais ce qu’il te plait, Éd. Boréal
2010 – Mesures de guerre, Éd. Boréal
2010 J’aime pas les mascottes, Éd. Les 400 coups
2008-09 – Les Allergiks, feuilleton en 13 épisodes, Éd. la courte échelle
2008 Papy, où t’as mis tes dents ? Éd. Les 400 coups
2006 – La main dans le sac, Éd. la courte échelle
2006 – Au feu!, Éd. la courte échelle
2005 – Vol à l’étalage, Éd. la courte échelle
2004 – Avis de recherche, Éd. la courte échelle
2002 – Meurtre à l’écluse 50, Éd. la courte échelle
2001 – Les voleurs d’espoir, Éd. la courte échelle + réédition en janvier 2013
2000 – Blanc comme la mort, Éd. Boréal
2000 – Tueurs en 4×4, Éd. Albin Michel (France)
(trad.allemand, Mürder im Geländewagen, Éd. RoRoRo)
1999 – Un ami qui te veut du mal, Éd. Boréal
1999 – Le Chat botté à New York, Éd. Les 400 coups
1999 – Riquet à la Houppe, Éd. Les 400 coups

Prix et mentions

– Les Voleurs de mémoire, Prix jeunesse des libraires du Québec, 12-17 ans, 2013
– Mesures de guerre, finaliste au Prix jeunesse des libraires du Québec, 9-11 ans, 2011
Sa propre mort, finaliste au Prix Saint-Pacôme du roman policier 2010
– Les effets sont secondaires, finaliste au Prix Saint-Pacôme du roman policier et au Prix Arthur-Ellis Crime Writers of Canada en 2003
Mon œil, Grand prix des Magazines du Québec, catégorie Chronique d’humeur, 2008 et 2010
Petit feu, 2e prix au concours des prix Littéraires Radio-Canada, catégorie ouvelles, Montréal, 2006.
– Le tueur autodidacte, gagnante du concours de nouvelles policières de Ligny, Belgique, 1999.
Belle mort, gagnante du concours de nouvelles de la revue Stop, Montréal, 1995.
Dialogue de sourds, gagnante du concours de nouvelles de la revue Nouvelles Fraîches, Montréal, 1994.
– Van Gogh a encore frappé, gagnante du concours de nouvelles policières du journal Voir, Montréal, 1993.[[1]]

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Aug 162012
 

The legend of the Amazons, women-separatists, female warriors, has been a constant source of reflection and symbolization since the ancient historian Herodotus mentioned them, as if they were real and living somewhere in the area of present-day Ukraine, in The Histories. Here we have three excerpts from a brand new novel, Les Amazones, published this month by Les éditions de L’instant même. Les Amazones is a vivid and very up to date recreation/adaptation of the myth, written by a young French-Canadian author, Josée Marcotte. This is her first book publication in print — two earlier works came out online at éditions publie.net. This morning she tweeted a quotation from Henri Michaux, somewhat cheekily rewritten to refer to her book:

“Les Amazones” est un torrent d’anges mineurs, car tjrs le sacré cherche abominablement à voir le jour. [“The Amazons” is a torrent of lesser angels; the sacred is always trying, abominably so, to see the light of day. dg’s loose translation.]

But you get the point — the myth, like Freud’s repressed, is always trying to elevate itself to conscious thought,  often with beautiful, violent and decidedly upsetting consequences.

dg

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Josée Marcotte appartient à la génération qui a fait siennes les possibilités de l’édition électronique. C’est ainsi qu’elle a mis en ligne La Petite Apocalypse illustrée (éditions publie.net, collection “Décentrements”), sorte de dictionnaire iconoclaste, illustré d’éléments iconographiques populaires (bande dessinée, cartes de Monopoly, etc.) et tournant autour de la figure centrale du point d’interrogation. Ainsi y définit-on l’âme : “Principe qui désigne le moi sans maison, souffle entre les planches et draperies ayant le choix des corps.”

Les diverses facettes de son œuvre rendent compte d’une pensée qui se place en creuset d’influences diverses : Volodine (sans qui elle ne se serait pas lancée dans la réécriture mythologique sur le thème des Amazones dont Numéro Cinq présente ici trois extraits ), Claude Gauvreau (pour son langage exploréen), Pierre Yergeau (pour l’éclatement dans la représentation). Josée Marcotte affectionne la marge (Marge est d’ailleurs le titre et le personnage central du récit fondant son mémoire de maître à l’Université Laval), les regards obliques portés sur les archétypes : Les Amazones renvoient à la fois à la mythologie classique (avec des insertions judaïques au substrat gréco-latin) et à un monde voisin du nôtre par les références en creux qu’il suggère. En somme, le monde des guerrières antiques renouvelé par l’histoire récente de la femme.

—Gilles Pellerin

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Tirésia

Le monde est en guerre. Il est scindé en deux. Je ne sais trop depuis combien de siècles perdure l’affrontement entre le clan des hommes et celui des femmes. Je ne me souviens presque plus du commencement de la fin.
C’est pour repousser la fin que je fais l’inventaire de notre mémoire.

Je répète à Morphale que la terre serait à l’origine du conflit. Les femmes ont trouvé le moyen de créer des êtres, déjà femmes, déjà adultes, à partir de boue, d’épices, d’écorces, de végétaux, de fruits, et à l’aide d’incantations. Ces mixtures donnent à chaque fois, sauf erreur fâcheuse, une guerrière prête à manier les armes et à combattre, pour la préservation de notre clan, contre les hommes. Les ennemis doivent capturer l’une des nôtres pour perpétuer leur race, ils ont encore besoin du corps féminin pour procréer, n’ayant pas saisi les subtilités du sol. Les femmes luttent pour régner seules sur cette terre.

Je ne sais plus quoi penser. Je pressens, et je ne suis pas seule dans ce je, que la guerre opposant les deux clans va s’éteindre avec nous, bientôt. Le sol, du jour au lendemain, est devenu stérile, nous ne pouvons plus utiliser la vase afin de créer d’autres femmes. Notre survie, un pur calvaire de vase, notre calvase.

Attendre la fin, c’est un peu la vivre. Mon esprit n’est plus que vapeur, miettes et poudre à canon.

Qu’avons-nous fait pour en arriver là ?

Line

Quelque chose rendait irréelle la réalité que nous traversions ensemble. Quand Line revenait de son poste de garde, peu après minuit, elle passait à côté du fleuve sans le regarder. D’un pas lourd, elle longeait la cabane sur pilotis de Barika, Nanny et Satellie. Son regard vide cheminait sur la route, notre terrain vague sableux, pendant qu’elle dépassait les campements des divers régiments, puis passait le pas de sa porte grinçante. Suspendait de mains lasses ses deux fusils et son arbalète au crochet de l’entrée. Enlevait d’abord ses bas sales qu’elle déposait dans l’un des deux récipients. Se lavait les pieds dans le second. S’asseyait sur sa chaise de bois rond, qui soupirait sous son poids en même temps qu’elle. Ainsi placée, à côté de sa paillasse, les pieds dans l’eau encore tiédasse, elle faisait face au mur brun, celui qu’elle partageait avec Emrala et Yovnie. Emrala était de la garde de nuit. Seule Yovnie dormait à poings fermés, comme à son habitude, sur le dos, les mains croisées sur sa forte poitrine.

Line se retrouvait devant ce mur tous les soirs, dans cette position, depuis une éternité semblait-il. Elle le fixait longuement, chaque soir, ce même point, les yeux rivés au même endroit. Même qu’on aurait pu penser que les planches seraient creusées à cette place précise, mais non… Après un bon moment, les membres engourdis, elle se levait, tâchait de toucher le mur. Il reculait. Elle avançait ses doigts usés vers lui. Il reculait. Elle faisait quelques pas en avant. Il reculait. D’autres pas. Il reculait. Elle tendait ses mains vers l’avant. Il reculait. Elle se figeait. Inatteignable. Et c’était comme cela toutes les nuits.

Résignée, elle retournait s’asseoir sur sa chaise. Line fixait leur mur. Jusqu’au signal connu de ses paupières lourdes comme pierres, lui rappelant qu’il était temps d’aller sombrer dans le sommeil. Poussée à son extrême limite, elle se couchait alors sur son grabat. Puis fermait ses yeux épuisés devant la nuit.

Apo

Il y a de cela fort longtemps, quand les idoles furent sacrifiées, les statues tombèrent avec fracas. Dans un cirque médiatique grandiose, tous les pays s’arrachèrent à gros prix les images télévisuelles et journalistiques de la chute postcapitaliste. Les génocides abominables, les rébellions et les guerres sans nom eurent raison de l’Empire du béton et de ses géants, ses affres intestines l’attaquèrent de l’intérieur, telle la pyrite

Plus tard vinrent les mères fondatrices. Et notre création collective se fit dans le sang et la magie. Rien de nouveau sous le soleil. L’existence est fondamentalement sale.

Parmi ces innombrables images, le clan se souvient d’Apo, tremblotante sur un petit monticule. Au-dessus des nids de marmottes, elle tenait tant bien que mal sur son talus de terre. Une caméra pointée sur elle, comme une carabine chargée prête à déverser son plomb, Apo était seule à l’écran. Elle tombait de bas, la dernière vedette d’une émission de téléréalité appelée sobrement Concentration.

Un jour, en matinée, elle perdit sa jambe droite dans un soupir. Elle trébucha sur la parcelle de terre qui lui était assignée. Crac. Un vent invisible balaya une partie d’elle au loin. Sur une jambe, elle poursuivit son attente. La femme imaginait qu’il devait être merveilleux de sortir de l’espace où elle était contrainte, de pouvoir communiquer avec autrui, faire entendre sa voix. Le lundi suivant, on dit qu’elle regarda l’appareil, émit un gémissement, une sorte de plainte, et que son autre jambe se désintégra sous son poids. Les yeux hagards, elle fixait l’horizon qui la narguait. Lui, omniscient, partout à la fois, alors qu’elle se contentait de son morceau de terre glissant. Entre elle et lui, la caméra, la machine obligée. Des papillons de nuit virevoltaient autour de son tronc. Elle essayait d’en attraper au vol, mais peine perdue. Elle regardait ses bras, membres inutiles qui l’empêchaient de s’éloigner du sol, du talus maudit.

Après plusieurs années, elle sortit de sa torpeur et sa gorge relâcha un mot, son propre nom, Apo… Son bras droit s’égraina comme un sablier, lentement, tout en douceur, sous ses yeux impuissants. Les ténèbres avançaient vers elle à pas de loup, mais l’horizon était toujours aussi loin. On dit qu’elle fixait le paysage, derrière la machine, ce lieu où le sol épouse les limites du ciel. Cette vue suffisait à la maintenir debout. Elle attendait un miracle.

Plus la disparition frappait Apo, plus les cotes d’écoute augmentaient.

On n’avait jamais rien vu de pareil, un phénomène télévisuel sans précédent.

Ce qui restait de cette femme, un casse-tête aux fragments infinis, impossibles à rapiécer, que le vent et les satellites avaient dispersés aux sept coins des Amériques. Des bêtes du monde entier se délectaient des images qu’elles recevaient, bavant de contentement, se félicitant de ne pas être à la place de cet amas de chairs pétrifié.
Apo espérait être la prisonnière d’un corps autre que le sien, dont elle ne ressentait pas la présence, mais qui serait à même de contenir les restes de son propre corps pour en faire quelque chose de plein, de beau, de grand, de lointain. Comme le vent qui souffle en tempête et fouette les visages.

Elle sentit la secousse comme le vrombissement d’un torrent, ou d’un fleuve. Tout allait s’engloutir, enfin. Apo glissa sur elle-même et s’émietta avec fracas.

Le multiple dans l’un.

Le tout dans le rien.

L’écran devint blanc, et sans issue.

Plus tard vinrent les mères fondatrices, et leur engeance vengeresse.

—Extrait de Les Amazones de Josée Marcotte, L’instant même 2012

—————————————–

Josée Marcotte est née en 1980 à Saint-Raymond, dans le comté de Portneuf. Elle a complété un mémoire de maîtrise en études littéraires sur l’œuvre de Chevillard à l’Université Laval (2010) avant de publier Marge, chez Publie.net. Son deuxième ouvrage, La petite Apocalypse illustrée, est paru chez le même éditeur en janvier 2012. Son troisième livre, Les Amazones, un roman qui revisite le mythe, paraîtra aux éditions de L’instant même en août 2012.

Voici quelques liens concernant surtout ses publications numériques  :
http://www.babelio.com/auteur/Josee-Marcotte/96217
http://actualitte.com/blog/uneautrerentreelitteraire/2011/09/a-la-decouverte-des-auteurs-publie-net-josee-marcotte/

Jul 182012
 

 Quebec author and publsher, Gilles Pellerin

 “Je vous présente Véronique” is a sly, comic, bitter very short story that twists and twists. The narrator and his wife arrive at a party separately. She is talking to someone else who introduces her to her husband without knowing their connection. The wife and husband play the game of strangers. Maybe they play too well. Maybe we shouldn’t play such games.

This is just one little story in a new selection by my old friend Gilles Pellerin, author, critic and publisher at Les Éditions l’instant même. See his twitter stories published earlier this year on, Le lit de Procruste.

dg

§

Brouillés

Du moment qu’ils se sont brouillés, ils se sont mis à me téléphoner sans arrêt. Avec la même demande : « As-tu vu l’autre ? » – le prénom même était proscrit –, est-ce que je lui avais parlé ? Au début, je répondais non. « Je suis très occupé, pour ainsi dire jamais à la maison. » Je ne me suis jamais résolu à me procurer un téléphone portatif, me contenant d’une ligne sèche à la maison. Au bureau on ne doit sous aucun motif autre que professionnel me passer un coup de fil, la chose est universellement connue. Je ne Je raccrocherais immédiatement au nez de qui ferait entorse à ce principe, voulût-on m’annoncer le début de la Troisième Guerre mondiale. Je me suis inventé une vie trépidante : « La saison théâtrale est grandiose, je sors beaucoup, rentre tard et me couche aussitôt. – Seul ? – Évidemment. » Sur ce point, je ne mentais pas : aussi seul que le pronom personnel je. Ce qui serait à inventer chez moi, c’est des amis, une histoire d’amour, une histoire, une simple histoire.

Or, c’était la Troisième Guerre mondiale : les deux belligérants avaient choisi d’étendre leur querelle à l’ensemble de leurs relations et de constituer chacun ses alliances. La ligne de front s’était vite étendue à tout l’univers connu. Un peu plus et je demandais s’il ne conviendrait pas aux uns et aux autres de porter des couleurs distinctes afin que chacun se reconnaisse et sache à cent mètres d’avis s’il fallait sourire ou tourner les talons quand on rencontrait quelqu’un de leurs connaissances.

À la longue, je me suis rendu compte que leur inimitié me minait : appels et rencontres ne portaient que sur les torts et les défauts de l’autre. Il est plus facile de combattre que de tenter de faire la paix, semble-t-il. J’en ai appris au-delà de ce qui est raisonnable, j’avais droit à des largesses qui me faisaient l’effet de pots-de-vin. J’ai vriament multiplié mes soirées au théâtre et au concert car alors personne ne pouvait me joindre ni au téléphone ni à la maison. Comme j’étais leur seul ami commun, je me suis retrouvé seul dans le no man’s land et suis devenu suspect aux yeux des membres des deux saintes alliances, dont je me trouvais exclu. Pour m’en sortir, j’ai commencé à inventer des obligeances discrètes que l’un aurait manifestées à l’égard de l’autre, de timides appels de phares dont j’aurais été témoin et qu’il me semblait indispensable de transmettre au bénéfice de la paix à retrouver. Je n’ai jamais eu d’imagination : ce que je racontais était crédible, avait l’air réel. Je n’avais qu’à doser ces soi-disant confidences sur le mode du crescendo, à prêter à l’absent ce que j’avais moi-même le goût de dire (que notre ancienne amitié, notre amitié historique m’était chère) : ce n’était plus mes amis que j’avais devant moi, leur querelle avait vicié notre propre relation, je voulais que tout redevienne comme avant et j’ai tout mis sur le compte de l’autre, de son désir inavoué mais profond de tout effacer de cette brouille, de tout recommencer. Je tenais une histoire, pas la mienne, certes, mais une belle histoire de réconciliation dont nous bénéficierions tous. C’est en inventant que je m’en sortirais, que le téléphone se tairait enfin, que nous retrouverions nos soupers d’autrefois au-dessus d’un saumon grillé, au son des toasts et des rires.

Pour m’en sortir, je m’en suis sorti : le téléphone ne sonne plus, les réseaux se sont réconciliés, en me voyant chacun tourne les talons. Blâmes, travers, vilenies, petitesses, on a tout enterré, et moi avec, qui ai tout entendu.

 

Je vous présente Véronique

J’ai apprécié ce que j’ai d’abord attribué à l’humour : on me présentait Véronique – ma propre femme. J’allais établir l’équation entre elle et moi, en essayant d’être le plus diplomate possible, de ne pas faire sentir au type l’incongruité de sa démarche – j’ai horreur, en société, de sentir mes interlocuteurs mal à l’aise, encore plus si j’y suis pour quelque chose. Véro est parfois coquine : elle jouait le jeu. J’ai décidé d’en faire autant, mais avec moins de talent qu’elle, je dois l’avouer, à tel point que de-ci de-là au cours du cocktail, j’ai eu peur de la trahir par un signe de familiarité à son endroit. Je me suis évidemment abstenu de la toucher, ce qui n’était pas le cas de l’autre, encore moins l’embrasser : agirait-on ainsi avec celle qui était encore une inconnue quelques minutes auparavant ? Ce serait d’autant plus déplacé que personne ne me connaissait ni n’avait retenu mes nom et prénom quand j’avais salué les uns et les autres, oubli que je leur rendais bien, d’ailleurs.

L’embrasser, le désir m’en était cependant venu – j’utilise « désir » dans son acception forte –, ce qui m’a troublé : Véronique devenait-elle plus désirable du fait que la situation me la rendait étrangère ? Tantôt, elle était à côté de moi, tantôt elle disparaissait dans la foule, ainsi que dans les rêves la femme convoitée sait se défiler.

Les scénarios, même quand ils surgissent à l’improviste, finissent par se conclure : du coin de l’œil j’ai vu Véronique quitter la salle, saluer les uns et les autres, puis s’engager sur le trottoir en direction de l’auto – notre auto. Elle était venue en voiture de la maison, et moi à pied du travail, comme nous en avions convenu. Le bureau est à deux pas, ce qui au reste me permettait de partir un peu plus tard et de régler dans le calme le dossier qui m’avait occupé depuis quelques jours.

J’ai hâté le pas afin de la rejoindre – je pensais la prendre par le bras, la vouvoyer, lui demander si elle voyait quelque inconvénient à ce que je fasse un bout de chemin avec elle, avant d’y aller avec une proposition plus conséquente – vous êtes libre ce soir ? vous viendriez manger un morceau avec moi ? je connais un bistro plutôt sympathique, avec un éclairage tamisé tout ce qu’il y a de plus chouette. Tamisée, ma voix l’aurait été, mais Véronique s’est retournée brusquement, visage fermé, hostile, « maudit collant », tout de suite le téléphone cellulaire à la main, prête à composer le 9-1-1 qui donne accès à la centrale de police, l’endroit tout indiqué pour appeler à l’aide quand une femme est suivie par un importun qui s’approche d’elle à grands pas, dans le but évident de l’accoster.

 

Page blanche

Je voulais écrire des histoires sur les trains. J’ai acheté un carnet ligné à belle et forte reliure et un assortiment de stylos à encre bleue, plus un à l’encre noire pour les corrections et retouches, que j’espérais mineures tout de même. J’ai attendu que vienne la prose robuste dont je me sentais capable.

Rien. Ni prose ni histoire. Je vis dans une ville oubliée par le chemin de fer à l’époque où l’on en construisait. Qu’à cela ne tienne, j’ai déménagé, me suis installé près d’une gare, d’un Café de la gare comme il y en a cent, mille. J’y allais, carnet et stylo bleu à la main, prêt à capter l’impression brute – il serait toujours temps de faire des retouches, une fois de retour dans la quiétude de la maison. Je buvais lentement, aussi lentement l’autorisait la patience du personnel devant un client aussi parcimonieux. Rien.

J’ai pris l’habitude de prendre le train, d’aller dans la grande ville, observant les voyageurs, attentif au paysage qui défile plus ou moins vite de l’autre côté de la fenêtre. Chez nous le paysage varie peu, surtout que la grande ville est entourée par une plaine interminable, plantée de maïs à perte de vue. Les passagers : pour la moitié ils somnolent ou dorment, les autres racontent au téléphone qu’ils sont dans un train sans savoir où ils sont rendus ni à quelle heure ils vont arriver, certains sont rivés à leur ordi (film, jeu vidéo, film), quelques-uns lisent. Aucune phrase qui vienne à leur propos, surtout les lecteurs – y a-t-il quelque chose de moins littéraire, de plus plat ?

Pourtant je ne voyage pas en vain, attiré par la possibilité de tirer parti des dialogues muets des amoureux. Et là, lumineuse, l’idée : il faudrait épier (c’est déjà un pas plus loin que l’observation passive) ce qui se passe dans les wagons-lits, surprendre les secrets d’alcôve. Exécution : je me suis engagé à la compagnie de chemin de fer, j’arpente les voitures, de nuit ou de jour, au gré de mes quarts de travail. Je poinçonne les billets, les place sous la bande métallique qui court sur le porte-bagages au-dessus des banquettes afin de savoir qui descend où et de réveiller, le cas échéant, le voyageur assoupi.

Hier un passager a passé tout son temps à écrire dans un carnet vert bouteille, les yeux perdus dans le vague. De temps en temps, il refermait le cahier, pour le rouvrir aussitôt, saisi par l’inspiration, esclave heureux obéissant à la voix impérative des pages encore blanches. C’est décidé, demain j’achète un beau carnet vert bouteille comme le sien, à forte reliure, ainsi qu’un crayon bleu. Le noir me paraît désormais superflu.

 

Les drames de l’automne

Il y avait des champs de blé d’Inde près de la maison où j’ai grandi. Et des boisés plongeant vers la rivière, de part et d’autre de la Saint-Maurice. Des amis, nés ailleurs, prétendent que c’est une région faite pour l’automne. Papa, mauricien depuis quatre générations, ne disait rien à ce propos : la nature chamoirée avait toujours fait partie de son univers, même avant sa naissance.

Il m’a fallu partir de la Mauricie et atteindre la quarantaine pour éprouver pleinement (mais peut-être la sensation sera-t-elle encore plus forte dans quarante ans ?) le drame de l’automne. La blondeur du maïs que le vent agite alors que le ciel bas est alourdi de nuages gris-bleu me remplit d’une magnifique et tendre terreur. Petit je n’ai jamais vu pareil spectacle, je n’ai jamais été au cœur de cette scène où l’horizon ressemble à un amoncellement d’édredons fripés prêts à ensevelir des pâturages et des champs duveteux – et moi aussi. La forêt n’est pas encore dégarnie, les ombres se mettent à exister individuellement grâce à leurs coloris distincts, même ceux qui semblent ne pas avoir changé de couleur.

La Mauricie était féconde, mais il aura fallu que je n’y vive plus, que je ne sois plus témoin d’un spectacle que sa permanence même soustrayait à mes yeux, fallu que ma vue se détériore pour que la vue me soit donnée. J’avais de meilleurs yeux en ce temps-là, mais il me semble qu’ils n’ont rien perçu de l’enchevêtrement de mélèzes et de bouleaux dans la plée ni du peuple serré des hêtres à La Gabelle. Je sais aussi, depuis la mort de papa, que je regarde pour lui et pour moi. Son silence nourrit mon langage, son silence devient mon langage.

Je vis à Québec. Parfois, dans ma rue même, j’éprouve la sensation de marcher, d’être à Québec, ce qui relève de la banalité, du truisme le plus agréable qui soit et que j’appellerai le présent de l’indicatif. Impression d’arrêter le temps. Je sais où trouver des mélèzes de rue, domestiques, et m’en contenter. Le présent n’a pas toujours existé pour moi ; maintenant je puis dire « éprouver » en toute connaissance de ce que cela tient de la preuve : je lève les yeux sur le panneau qui confirme le nom de la rue. Je redeviens un bref instant l’enfant que j’ai été, en visite à Québec chez le frère de ma mère, sans cesser d’être un homme circulant dans une ville réconfortante. Les arbres au-dessus de nos têtes, les voitures ondoyant sur les faux plats du chemin Sainte-Foy, l’idée même de chemin à deux pas de la maison où je suis à mon tour un père silencieux quant aux choses essentielles de la vie – peut-être appartient-il à chacun de les reconnaître, sans attendre de l’aide de son père ni de qui que ce soit.

Tout cela me revient parfois exactement comme à l’époque où je n’étais qu’un visiteur. Il se jouait ici une partition qui m’était inconnue, les arbres ne viraient pas au jaune et au rouge de la même manière, un épisode moins intense qu’un drame. En contrepartie, je reconnais mes angoisses d’alors, dans la rue, à bicyclette ou à pied, quand me cernait la lumière trop vive de l’été d’une petite ville de banlieue mauricienne, qu’aucun arbre ne venait filtrer dans notre quartier. Des souvenirs de maisons en construction me reviennent. Elles me faisaient peur, y compris la nôtre, toute neuve, craquant de tous ses os par grand froid, et la forêt à deux pas, noire par contraste avant de prendre feu sous l’effet de l’automne, et les champs de blé d’Inde marchant comme des cohortes sous le vent.

J’habite une vieille maison, je retourne dans les rues trop claires de mon enfance pour le plaisir de laisser remonter les malaises muets.

Je comprends que je n’étais pas fait pour être neuf.

 

Il est venu après moi

Il est venu après moi, mais le résultat est le même : elle s’est sentie à l’étroit, puis elle a pris ses distances, ce contre quoi il a protesté, elle a haussé le ton et ils se sont quittés. « Elle a un de ces caractères. » Venant de lui, de sa voix de crapaud dépressif, avec la mimique qui rejette tout le blâme sur Mireille, le constat m’irrite. Un tempérament bouillant, j’en conviens sans mal, mais on ne parle pas ainsi d’une femme, d’une femme qu’on a fréquentée, pas les côtelettes à l’air sous la douche d’un centre sportif, après une séance de conditionnement physique, en présence d’un type, moi, qui sort du court de badminton. Comme s’il ne savait qui je suis, qui j’ai été pour Mireille.

À l’époque j’ai mis un certain temps à comprendre que c’est pour ce type qu’elle m’a largué. Nous traversions une période de reproches mutuels, nos accrochages se multipliaient même si j’avais l’impression de mettre de l’eau dans mon vin comme jamais auparavant. Elle s’est mise à espacer ses invitations et ses visites chez moi, mais je ne renonçais à rien de ce que j’avais échafaudé pour nous deux. Déjà, en temps de paix, Mimi me résistait comme personne ne m’avait résisté, mais cela contribuait à l’affection que je lui portais – c’est le terme édulcoré qui a fini par s’imposer après qu’elle a décrété que j’avais franchi la ligne de non-retour en lui parlant de mon amour pour elle. Reculer devant pareille affaire de sémantique, j’en étais capable – d’où « affection » –, mais il était trop tard : en fait de non-retour, il s’agissait du sien, elle a claqué la porte, « Si j’oublie du linge, tu en feras un sac que je viendrai chercher un de ces quatre ». Tout un tempérament, oui.

Elle partie, j’ai dressé l’inventaire de ses défauts comme de ses traîneries, jeté le voile sur ses irrésistibles qualités, voulu oublier le gouffre des réconciliations dans lequel nous nous abîmions, rescapés de la mort, prêts pour une renaissance qui n’était jamais que le recommencement du cercle de notre perdition perpétuelle. Dans ces conditions, impossible de parler d’amour ni d’affection, mais de passion – je parle pour moi.

Elle n’est pas venue prendre ses vêtements. Je les ai toujours.

• • •

Je commence par traîner sous le jet d’eau chaude, dans l’espoir qu’il se lasse. Quand j’adopte la tactique inverse, le mouvement subit vers le vestiaire, il me suit. Il reprend la conversation, cette question de caractère, mais dans son application intime : « une sacrée gonzesse » – c’est fou ce que le recours à l’argot français donne du relief à la dimension sexuelle : « une bombe, cette nana ». Et « des seins de compétition », tout juste s’il ne me donne pas la pointure du soutien-gorge. Il me parle d’elle comme si lui et moi avions partagé un même bonheur, un même bien. Évidemment, puisque nous avons partagé du « temps commun ». La crainte me vient, une crainte acide et laide, qu’elle lui ait raconté pour elle et moi, au lit je veux dire : les derniers temps, nous avions la chair triste.

Je n’ai jamais noué une cravate aussi prestement, mais je n’arrive pas à le semer pour autant, il se cramponne, en forme, la mine superbe : « En définitive, je t’ai sorti d’impasse, je t’ai débarrassé d’une harpie. Tu m’en dois une, mon vieux. »

 

Des nouvelles

Il n’était pas sitôt assis à table qu’il m’a demandé des nouvelles de Denise, ce qui est assez normal quand on a été marié une dizaine d’années à la sœur de celui chez qui l’on est reçu.

Je ne me suis pas converti aux usages modernes, j’observe la coutume ancienne de tout faire dans la grande pièce servant à la fois de cuisine et de salle à manger, souvenir d’une époque où le salon était tenu fermé, sauf pour les grandes occasions, ce que ne saurait être la visite de celui qui a jadis été mon beau-frère. Andrée, pour qui l’apéro devrait être pris au salon plutôt que dans la pièce où tantôt on mangera, réprouve ce reliquat de paysannerie, surtout quand on habite comme nous un condo. J’avais cependant besoin de compter devant moi sur la solidité de la table pour raconter à Raymond ce qu’il en était de l’état de santé de son ancienne épouse. C’est tout de même la raison pour laquelle je l’avais invité à venir souper – je tiens aussi au vieux terme – à la maison lorsque nous nous étions croisés au centre commercial plus tôt ce samedi-là : de toute évidence il n’était au courant de rien. Denise et lui ont rompu de façon fracassante, elle est partie vivre à Montréal, loin de lui, loin de tout.

Il m’a été infiniment pénible de faire le récit du cancer qui décharne Denise, comme m’est insupportable la maladie même de ma petite sœur. J’arrive mal à rapporter les événements, je me rends compte que j’ai besoin de les ordonner au nom d’une logique qui me fait défaut : Denise n’a jamais fumé et voilà que les poumons sont atteints, puis tout le reste, jusqu’au cerveau. Une fois, après un traitement de chimio, j’ai cru, voulu croire que ça y était, que la maladie avait rebroussé chemin, qu’elle ne laisserait que le mauvais souvenir d’une tête rasée, que Denise nous revenait. J’ai vite déchanté.

« Combien de temps encore ?

– Quelques semaines, trois mois tout au plus. »

Je me demande s’il la reconnaîtrait. Denise affichait une physionomie de rieuse, ce qu’elle était ; toute rondeur a désormais disparu. Ce jour-là, elle avait trouvé à rigoler des traitements qui avaient mobilisé une équipe complète d’« artilleurs ». De piètres coloristes, à l’en croire, et pires dessinateurs encore. Elle a trouvé le moyen de rire en parlant de son crâne comme d’une œuvre rupestre.

Un temps il m’a semblé que son caractère était assorti à celui de son mari. Lui : bon bougre, parfois naïf d’une naïveté que Denise avait qualifiée de feinte une fois la rupture consommée ; elle : prompte à la colère et tout autant à la réconciliation. Elle lui avait pardonné toutes ses frasques, ses fréquentations peu recommandables, ses lubies pour des entreprises hasardeuses desquelles elle arrivait à l’arracher avant qu’il n’y laisse sa (leur) chemise. Puis, non. Le mur de béton à propos de ce qui ne me semblait pas pire que les autres fois. J’imagine qu’elle avait tracé une frontière que Raymond n’avait pas su respecter. Je ne m’étais jamais tout à fait senti à l’aise en sa présence, mais lui en tenais peu rigueur : un beau-frère peut-il être autre chose qu’une acceptable calamité ? (Le frère d’Andrée est du même avis en ce qui me concerne.)

Le cancer a dénaturé Denise en plus de la rendre méconnaissable. La bête s’emploie à rejeter ma sœur hors du monde en la remplaçant par une fausse Denise, un simulacre. La femme forte n’est plus, celle qui me faisait des blagues au téléphone en se faisant passer pour la préposée d’une société de sondages imbéciles auxquels je me laissais prendre, celle qui amenait ses neveux au cinéma en les cajolant comme les enfants qu’elle n’aurait pas, convaincue qu’elle ne serait pas une bonne mère, la Denise qui se meurt n’a plus la force de rire ni même de regarder la télé.

Je n’ai pas tout rapporté. Il était sans doute inutile de raconter que parfois Denise trouve la force de gueuler contre l’évidente injustice qui la frappe – je ne l’ai vue qu’une fois aussi bouillonnante de colère : quand elle a laissé son médiocre et fourbe mari – à petite queue, hâbleur, brouillon, fourbe, menteur, malpropre, etc.

Raymond ne m’a pas interrompu, il a tout écouté sans broncher. Nous avons soupé en faisant semblant qu’il y avait d’autres sujets de conversation : lui, par exemple. « Que deviens-tu ? – Du pareil au même. » Nous n’en avons pas appris davantage d’un homme que nous n’avions plus vu depuis des années. Je ne me suis pas rendu compte de la vitesse à laquelle défilaient les bouteilles de vin. À la fin de la soirée, il était imprudent, inconvenant de le laisser partir. Quelqu’un à prévenir qu’il coucherait chez nous ? Personne. Il nous a souhaité bonne nuit, s’est couché. Avant d’en faire autant je suis repassé par la crise de larmes qui me perfore régulièrement.

Au matin, je n’étais pas frais. Je prépare le café. L’odeur le tire à son tour du lit. Il n’est pas sitôt assis à table qu’il me demande des nouvelles de Denise.

 — Gilles Pellerin

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Depuis 1982, Gilles Pellerin a publié cinq recueils de nouvelles, le plus récent étant ï (i tréma), paru en 2004, dans le prolongement duquel  sera i (i carré). Son travail récent l’a amené du côté de l’essai, conséquence logique de son engagement dans la diversité culturelle et la défense de la langue. Membre de l’Académie des Lettres du Québec et de l’ Ordre des francophones d’Amérique, il a été fait chevalier des Arts et lettres de la République française et reçu le prix du Rayonnement international des lettres de Belgique. Né à Shawinigan, Gilles Pellerin habite Québec depuis près de 40 ans.

Jun 102012
 

Jean-Yves Fréchette is the co-founder of the The Institute for Comparative Twitterature (l’Institut de twittérature comparée). The institute’s manifesto begins: “La twittérature est à la rature, ce que le gazouillis est au chant du coq. Les uns vantent l’alexandrin, d’autres jouent du marteau-piqueur.” You can begin to unpack this if you remember that Roland Barthes once said, “La littérature, c’est la rature.” Which is a homophone and a pun. La rature means deletion. Literature is deletion. Think that over.

Fréchette has spent most of his writing career making word objects including organizing Quebec farmers to plow words into their fields so they can be read from airplanes and unscrolling a lengthy text from the back of a truck driving from Maine to Quebec. He spans some intermediate territory between writing and fine art; call it concrete poetry or conceptual art, the wit, passion and intellectual engagement are the same. Lately he has turned his hand to writing tweets culminating in his collection Tweet rebelle (2011, L’instant même) from which the following selection is taken.

I like the third one the best, which in my translation comes out something like “The dreamer reaches beyond the limits of his night body. To shatter the window pane of his insomnias and fall asleep, finally, with his eyes wide open.” (I didn’t count the characters, so it’s an approximation.)

Fréchette’s real Twitter address is @JYFrechette.

dg

§

1. Tous les faits de discours tiennent dans une seule bouche ? Si ! Tous les motifs de silence aussi ? Bien sûr ! Alors d’où vient le vacarme ?

2. Sa maîtrise du plaisir était étonnante. Jetant son cartable et ses constellations, il s’effarouchait dans les teintes diffuses du demi-jour.

3. Le rêveur aime franchir les limites du corps nocturne. Pour fracasser la vitrine de ses insomnies et somnoler enfin les yeux grands ouverts.

4. Tu ne crois pas aux miracles. Tu ne crois à rien. Tu ne crois même pas que le fracas des tessons puisse tenir de la fête et non de l’émeute.

5. Ce que je ne peux pas résoudre le jour par la réflexion, je le confie au rêve. Il me suffit d’attendre la nuit pour que sombrent mes ennuis.

6. Quand la froidure frissonne, c’est qu’il fait frette. Et quand le friselis frimasse dans la fraîcheur du froid, le frimas se fige en frasil.

7. Le jour aura raison de tout. Il finira par revenir avec son groove gris de lumière. Ses cris d’oiseaux grives et la marche sereine du givre.

8. Écoutez ! Personne ne devrait tenter pétrir le silence en mon absence. Attendez qu’on s’y prenne à plusieurs. Le cri n’en sera que plus cru.

9. Avant l’invention de l’espace, le temps n’existait pas. Maintenant qu’il est là, c’est l’éternité qui protège la fragile seconde de l’oubli.

10. L’abîme au fond de l’œil est plus qu’une percée sur l’infini. C’est une halte dans le néant. À peine plus courte qu’une pause dans ta folie.

11. Quand tu regardes un paysage, tu poses un signet sur le réel. Toute parole redevient possible puisque la lumière enfin assombrit ta déroute.

12. J’ai suivi de près mes amis et mes ennemis et tous ont de petits rêves – les femmes compris – ce qui les rend hélas vulnérables et risibles.

13. Les politiciens mafieux devraient tous se suicider : qu’ils s’enfoncent le canon de la vérité dans la bouche et qu’ils pressent la gâchette.

14. C’est fini. Je rends les armes. Je m’arrache les ongles. Je range mes lames. Je deviens inoffensif. Je me coule dans mon divan et j’observe.

— Jean-Yves Fréchette

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 Jean-Yves Fréchette occupe une place particulière dans les lettres québécoises : s’il vient de publier un  recueil de 1,001 tweets (Tweet rebelle, L’instant même, 2011) après un long silence, il ne faut pas croire que l’écrivain était resté inactif depuis le début des années 1980, époque où paraissaient Pli sous plis et Physitexte: c’est qu’il s’est s’adonné pendant ce temps-là à des expériences textuelles parfois étonnantes, comme un texte labouré par des cultivateurs de la région de Portneuf de façon à les rendre visible aux voyageurs regardant par le hublot d’un avion, ou comme dévider, depuis un camion, du Maine jusqu’à Québec, un immense texte écrit sur une bande. On devine que de telles expériences devenaient le motif de belles fêtes populaires ! Cette manière de placer le texte dans le paysage rappelle les réflexions (ici sur le mode de la réalisation) d’un Borges. Ses tweets participent de cet esprit ludique : ce qui s’était exprimé dans l’immensité des expériences relatées ci-haut emprunte cette fois la brièveté extrême des 140 caractères (pas un de plus, pas un de moins) du tweet. Le fait de les regrouper en 14 chapitres et sous forme de livre (ce qui offre un paradoxal retour au support d’avant l’Internet) lui aura permis de placer ses textes dans la durée. Personne ne sera étonné d’apprendre que Jean-Yves Fréchette a été un professeur hors pair. Maintenant retraité, il continue d’offrir des performances sur scène (notamment dans un numéro où le public est invité à créer (à crier !) un récit à partir d’une série de plaques d’immatriculation automobile.

Apr 182012
 

© Idra Labrie / Perspective

Let me introduce here a ferociously funny French-Canadian novelist François Blais who begins his book Iphigénie en haute-ville with a long digression on the failure of great ideas and the brevity of love (love lasts about three years, he opines, though couples often last longer than love). He follows the first digression with a second on the possibility of engaging in oral sex without knowing  it. You can read the rest. François Blais lives in Grand-Mère on the Saint-Maurice River in the heart of Quebec, the setting for his novels Iphigénie en haute-ville (2006), Vie d’Anne-Sophie Bonenfant (2009), La nuit des mots-vivants (2011) and his most recent, Document 1 (2012). Blais’s characters are strangely appealing yet ineffectual lot, who take a generally dim view of human hopes and history, who find that having a good idea is often a fine substitute for doing anything, and who are often content to putter pointlessly with their Ipads and computer games while reading the odd  Russian novel (consumer culture is fine and dandy, many of these people could have walked out of a Chekhov story). The critic Jean Barbe, writing about Blais’s most recent novel, however, detects a sterner and more mysterious under-story.

Il y a quelque chose de profondément jouissif et de profondément déprimant dans le roman de François Blais. La jouissance tient à un style nerveux, drôle, baveux, ironique dans le meilleur sens du terme.

La déprime tient à ce que les personnages ressemblent étrangement à notre Québec qui ne va nulle part, qui se contente de rêver et accepte son sort en faisant des blagues et en piquant des crises quand le pont est bloqué.

Mais il y a autre chose aussi. Il y a cette chose qui n’est jamais nommée, ce lien qui unit Tess et Jude, cette forme d’amour dont ne sait si elle est charnelle ou fraternelle, ou simplement inscrite dans le ciel, clochards jumeaux et célestes. C’est cet amour, que pas une seule seconde François Blais prend le temps de décrire, qui fait de cet univers romanesque quelque chose de beau. Quelque chose de… grand?

“But there was something else, a thing that is never named, a link that unites Tess and Jude, a form of love, perhaps, that doesn’t know if it is carnal or fraternal or simply written in the sky, celestial twins and tramps. It is this love (for which, François Blais takes not a moment to describe) that makes of this novelistic universe something beautiful. Something…grand? (Forgive my appalling translation.)

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Où l’on commence du bon pied par une digression

Certaines idées, bien qu’excellentes dans leurs énoncés, échouent de façon spectaculaire au test de la réalité. Inutile de chercher à savoir pourquoi, c’est comme ça, c’est tout. À l’instar de ces équipes sportives dont on dit qu’elles sont « fortes sur papier » et qui pourtant n’arrivent jamais à remporter le championnat, il manque à ces bonnes idées un je-ne-sais-quoi que le langage humain est impuissant à cerner. Prenons un exemple : le communisme, tiens. En parcourant le Manifeste du parti communiste, ou encore Le capital, on ne peut s’empêcher d’admirer le raisonnement, de reconnaître la justesse des prémisses et l’inéluctabilité des conclusions. D’ailleurs, des gars dix fois plus intelligents que toi et moi réunis (soit dit sans vouloir te froisser, ami lecteur) y ont adhéré sans barguigner. Jean-Paul (celui de La nausée) a même déclaré, sérieux, que « quiconque n’est pas communiste est un chien ! » Aujourd’hui, quand on voit le gâchis qui a résulté de cette belle idée, il pourrait être tentant de prendre des grands airs (toujours facile après coup), de faire des appels anonymes chez Jean-Paul pour lui remettre ça sur le nez… si ce n’était cette certitude qu’en ce moment même, nous sommes en train de nous enticher de bêtises qui nous feront passer, aux yeux des générations futures, pour les ploucs que nous sommes. Pour demeurer dans le rayon des erreurs historiques, on peut également songer au Pepsi Cristal. L’idée était géniale en soi (même goût, même format, mais on voit au travers !), et on peut tenir pour certain que le créatif qui a lancé cette bombe au cours d’une séance de brainstorming a dû recevoir, de la part de ses supérieurs, des accolades à s’en démettre l’épaule et se créer, parmi ses collègues jaloux, des antagonismes vivaces. (En ce moment, il doit noyer sa honte dans l’alcool, si toutefois il a résisté à l’envie de se coucher devant le train.)

Dans la vaste majorité des cas, quand une idée s’avère foireuse dans son application, on finit au bout d’un laps de temps plus ou moins long (plus de soixante-dix ans pour le communisme, à peine soixante-dix jours pour le Pepsi Cristal) par l’abandonner. Certaines idées foireuses ont néanmoins la vie dure. Je ne parle pas ici de la religion ou des Grands Idéaux, qui sont des mauvaises idées utiles, qui remplissent une fonction sociale importante, non, je parle de toutes petites choses, d’institutions, de manies, de coutumes ou de produits auxquels on s’accroche malgré leur flagrante inefficacité, je parle d’une chose aussi banale que le sirop contre la toux, par exemple : a-t-on souvenir d’un seul cas, dans les annales médicales, d’une toux vaincue grâce à une cuillère à soupe de Dimetapp au raisin ? Je parle des poteaux à griffes pour les chats : bien que ne soit pas encore né l’excentrique félin qui délaissera le mobilier pour un poteau à griffes, cet article continue d’être en vente dans toutes les bonnes boutiques. Un autre exemple ? Prends notre système parlementaire. Le principe qui sous-tend cette institution est des plus nobles : donner aux citoyens une tribune où, par le biais de leurs représentants, ils peuvent demander des comptes au gouvernement. Je t’explique le topo : un gars dans l’opposition se lève, pose une question à un ministre, se rassied, son clan l’applaudit, le président donne la parole au ministre interrogé, celui-ci se lève, prononce quelques mots, se rassied, son clan l’applaudit, le gars qui avait posé la question a droit à deux questions complémentaires, et puis on passe à un autre sujet. Le hic c’est que, depuis que ce système est implanté, jamais au grand jamais un ministre n’a réellement répondu à une seule question. On louvoie, on s’en sort par une pirouette rhétorique, on fait semblant de ne pas comprendre, on temporise, on joue sur les mots, mais jamais on ne répond. Malgré que cette attitude soit la règle, malgré que la scène se répète jour après jour, les « amis d’en face » (ceux qui posent les questions) trouvent encore la force de s’indigner, de prendre monsieur le président à témoin, de faire la grimace devant tant de mauvaise foi, tout en feignant d’oublier qu’eux-mêmes, durant leur séjour de l’autre côté de la salle, se sont bien gardés de répondre à quelque question que ce soit. Nonobstant la désespérante inutilité de l’exercice, la saison parlementaire venue, tous les députés, même ceux des régions éloignées, se font un devoir de se présenter à l’Assemblée nationale, tirés à quatre épingles, et s’évertuent jour après jour à poser des questions qui resteront sans réponse.

Pas convaincu ? En veux-tu encore d’autres, de ces idées bancales ? Je t’en épargne la liste exhaustive parce qu’on y serait encore demain matin, mais en voici toujours quelques-unes, que je te jette en vrac, et dis-moi sans rire que jamais, à un moment ou à un autre de ta vie, tu ne t’es laissé séduire par l’une d’elles : la loterie, les films en trois dimensions, le Ab-Buster, l’homéopathie, le Oui-Ja, le multiculturalisme, les aphrodisiaques, les manifestations, les pétitions, les colliers « glow in the dark » vendus à la Saint-Jean-Baptiste, les lunettes pour voir au travers du linge, la démocratie, la vente pyramidale, les pick-up lines, l’huile à mouches, les trucs pour perdre du poids, les trucs pour rester jeune, les chaînes de lettres, les neuvaines, la cartomancie, apprendre en s’amusant, les agences de rencontre, les porte-bonheur, les agrandisseurs de pénis, la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel, capturer un roadrunner avec des patins à roulettes munis de réacteurs, etc. Autant de mauvais plans, d’arnaques éhontées, autant de roues carrées et de chaises à trois pattes qui continuent pourtant d’être utilisées quotidiennement par des tas de gens sains d’esprit.

Le couple est un autre de ces trucs qui ratent immanquablement. Une autre de ces erreurs navrantes que l’humanité prend plaisir à répéter. Il faut dire que le programme est alléchant : sexe gratis à volonté, sécurité affective garantie, puissance économique accrue, bouc émissaire à portée de main pour toutes nos faillites… on se dit qu’il faudrait être fou pour ne pas se ruer sur un tel produit, pour ne pas mettre tous ses œufs dans ce panier-là, alors on se déniche une quelconque âme sœur, on fait semblant d’être intéressant, on fait semblant d’être intéressé, et hop ! le tour est joué : nous voilà en couple. Au début, il faut l’admettre, l’idée tient ses promesses, rembourse avec intérêts tous les espoirs qu’on y avait investis. Au début, c’est trop beau pour être vrai : il y a cette fille, là, dans le salon, qui nous laisse sans trop rouspéter toucher à ses seins, qui rit de bon cœur de toutes nos farces plates, qui flatte notre virilité en nous demandant d’ouvrir le pot de cornichons ou de programmer le magnétoscope, qui nous gronde gentiment lorsqu’on sort sans petite laine (comme maman faisait). On savoure chaque moment passé en sa compagnie en oubliant délibérément que tôt ou tard (plus tôt que tard, en fait) arrivera le jour où l’on aura envie de toucher tous les seins du monde hormis les siens, où nos réparties les plus spirituelles ne provoqueront, dans le meilleur des cas, qu’un haussement d’épaules exaspéré, où elle bafouera notre virilité en nous comparant à quelque connaissance ayant mieux réussi dans la vie et en nous demandant de pisser assis si on n’est pas capable de viser comme du monde (comme maman faisait). On a beau partir avec les meilleures intentions, on en arrive, fatalement, à s’enliser dans le mensonge, l’ennui et la compromission. Et plus on se débat, plus on s’enlise. On a beau y mettre du sien, vouloir repartir sur des bases neuves, nourrir le dialogue, consulter des spécialistes, mettre du piquant dans notre vie sexuelle, se réserver du temps à deux, lire Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, faire un enfant pour changer le mal de place, rien n’y fait, notre couple part en eau de boudin sans qu’on y puisse grand-chose. Ce naufrage nous place devant l’alternative suivante : ou bien on coule avec le navire, vaillamment, ou bien on fuit sur un canot de sauvetage dans l’espoir d’être recueilli sur un autre bateau. Avant la cinquantaine, la plupart des gens choisissent la seconde option. Ils se disent, imperméables à l’expérience : « La prochaine fois va être la bonne. » Car malgré que le couple soit le lieu de toutes les déceptions, de toutes les frustrations, on ne veut pas en démordre, on s’acharne à se remettre en selle sitôt désarçonné, tout ça à cause d’un atavisme sournois qui nous pousse, veut, veut pas, à enchaîner notre destinée à celle d’un membre du sexe opposé dans le but (difficilement défendable) d’accroître le nombre d’humains. Chez les mammifères, la durée de vie moyenne du couple équivaut à peu près au temps qu’il faut pour élever une portée. Après ce laps de temps, l’union perd sa justification biologique. Étant donné que les petits humains mettent un temps fou à atteindre l’autonomie, la longévité du couple est particulièrement élevée chez cette espèce. Le couple humain, toutes cultures confondues, dure en moyenne de quatre à cinq ans (un auteur connu affirme que l’amour dure trois ans, mais il n’y a pas de contradiction : tout le monde sait que le couple dure toujours plus longtemps que l’amour), quatre à cinq ans, donc, ce qui correspond à la fin de la petite enfance, l’âge auquel l’enfant commence à se socialiser, où la présence constante de ses deux parents n’est plus nécessaire. Passé ce cap, l’atavisme qui vous avait réunis se met à faire des pieds et des mains pour tout gâcher, pour que tu ailles, toi, répandre ta semence aux quatre vents et que du coup tu libères la place afin que d’autres viennent répandre la leur dans la matrice que tu accaparais. Parce que c’est bien beau les promesses d’amour éternel, les photos du voyage de noces, l’hypothèque à payer, mais ce n’est pas tout, ça, il faut (et cela l’emporte sur le reste) que le bassin génétique soit bien brassé. Si tout le monde était aussi stupidement monogame que Charles Ingalls, l’humanité serait une race blafarde, débile et valétudinaire, depuis longtemps supplantée en tant qu’espèce dominante par les pingouins ou les bichons maltais.

Bref, bien qu’il soit voué à l’échec, bien qu’il soit condamné à moyen terme, le couple continue de faire des millions d’adeptes partout dans le monde (au grand dam de l’inventeur du Pepsi Cristal qui doit en crever de jalousie). L’histoire que nous nous proposons de raconter dans ces pages est celle d’un couple. En conséquence, elle finira mal. Tout ce long préambule pour que tu te résignes à cette idée, pour que tu ne te sentes pas floué à la fin, que tu ne maudisses pas l’auteur qui, d’ailleurs, est plutôt un chroniqueur servile puisqu’elle est, cette histoire, authentique à 100 %. Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou décédées serait dans l’ordre des choses, je le jure sur la Bible, sur le Coran, sur les Védas, sur le bouquin que tu veux. C’est l’histoire d’un couple, donc. Le garçon s’appelle Érostrate, la fille s’appelle Iphigénie. Ça se passe à Québec.

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Où l’on digresse encore un brin. Où l’on voit qu’il est possible de se livrer à des fellations sans le savoir.
Où l’on se permet d’écornifler dans la tête d’Érostrate

Tout le monde connaît cette histoire, servant à illustrer l’idée que des causes infimes peuvent parfois produire de grands effets, du papillon qui, d’un battement d’ailes, provoque un séisme à l’autre bout du monde. C’est vendeur comme histoire, ça fait rêver, ça donne aux minus, aux pauvres, aux pas beaux, bref à tous les infimes, l’espoir de faire un jour trembler le monde sur ses fondations, pour autant qu’ils consentent à oublier que, dans l’immense majorité des cas, les battements d’ailes de papillons n’ont d’autre effet que celui de maintenir les papillons en l’air. Toutefois, il arrive bel et bien qu’une série de petits riens résulte en des événements dont les conséquences sur notre vie se comparent à celles d’une catastrophe naturelle, des événements conditionnels à tellement de si, fruits d’un enchaînement de circonstances si précaire que, même devant le fait accompli, l’on a un peu de mal à y croire. Par exemple, si Érostrate ne s’était pas laissé convaincre ce soir-là par son frère et les amis de son frère de les accompagner à l’Arlequin, il ne se serait pas enivré au point d’être malade ; s’il ne s’était pas enivré à ce point, il ne se serait pas retrouvé misérablement accroupi devant la cuvette, dans les toilettes des gars, à rendre le contenu de son estomac ; s’il ne s’était pas trouvé dans cette position, il n’aurait pas remarqué ce graffiti à la hauteur de ses yeux, écrit au feutre sur le ciment nu : Iphigénie suce des grosses queues, suivi d’un numéro de téléphone ; s’il n’avait pas été dans un état d’esprit un peu bizarre à ce moment-là, il ne se serait pas amusé, pendant qu’il hoquetait un filet de bile, à mémoriser ce numéro ; si ce numéro s’était effacé de sa mémoire au bout de quelques minutes, comme il aurait été naturel, au lieu de s’y incruster, il n’aurait pas pu le composer, une semaine plus tard, vers deux heures du matin, alors qu’il se sentait un peu seul. Si l’un des maillons de cette fragile chaîne d’événements s’était rompu, Iphigénie et Érostrate ne se seraient jamais connus et moi, au lieu de raconter leur histoire, je serais déjà attelé à la rédaction de ma monographie sur la place de la chèvre dans la tradition orale berbère, ouvrage qui rendra mon nom immortel. Mais tous ces petits riens s’étant enchaînés, l’improbable lien s’étant formé, j’ajourne de bonne grâce la mise en chantier de mon chef-d’œuvre pour te narrer ce fait vécu. Avant toute chose, quelques mots sur nos deux héros.

Précisons tout d’abord, au sujet d’Iphigénie, que le graffiti la concernant dans les toilettes des gars de l’Arlequin n’était que grossière diffamation. Rédigé dans un esprit de basse vengeance par un prétendant éconduit auquel elle avait cessé de songer dès la seconde où elle l’avait expulsé de sa vie, le graffiti datait déjà de plus d’un an lorsqu’elle en apprit l’existence de la bouche d’Érostrate. (Sans cela, il y a fort à parier qu’elle n’en aurait jamais entendu parler, car personne, à ma connaissance, même le plus poisson parmi les poissons, même le plus débile des amateurs de lutte, même le crétin aigu incapable de prendre une décision sans consulter Jojo Savard, personne n’est suffisamment naïf pour s’imaginer qu’il existe réellement des filles qui sucent les queues des inconnus, comme ça, pour leur plaisir, et qui par-dessus le marché se font de la pub dans les toilettes.) Mais qu’était-elle donc, alors, cette Iphigénie, si elle n’était point suceuse en série ? Iphigénie était une belle jeune fille (mais ça tu l’avais déjà induit puisque aucun auteur, pas même un gâcheur de papier de sixième ordre dans mon genre, ne perdrait son temps à raconter l’histoire d’une fille moche), une belle jeune fille venue de la forêt mauricienne pour poursuivre des études supérieures à l’Université Laval. En fait, non seulement ne suçait-elle point de queues, grosses ou pas, mais, dans le courant d’une journée normale, elle ne desserrait les lèvres que dans les circonstances suivantes :

• pour s’alimenter ;
• pour répondre « présente » au début de chaque cours ;
• pour demander au concierge de lui déverrouiller la porte du labo ;
• pour dire merci au gars du dépanneur quand il lui rendait sa monnaie ;
• pour dire bonjour à sa propriétaire quand elle la croisait dans l’escalier ;
• pour parler à sa mère (qui téléphonait tous les soirs), lui dire oui maman tout va bien, je m’amuse, j’ai des tas  d’amis, je suis  dans le coup, la vie est belle.

Et puis c’est tout. Ce n’était pas qu’elle fût particulièrement timide, du genre à marcher les épaules voûtées, à avoir l’air de vouloir se dissoudre dans le néant ou se réfugier entre le prélart et le plancher dès qu’on lui adressait la parole, pas du tout. Simplement, les gens ne l’intéressaient pas. Elle avait donné au monde une chance honnête de se faire valoir, lui avait laissé le temps de faire son petit numéro, avait observé les humains un bon moment, sans préjugé, ne les avait pas trouvés de son goût et avait décidé, en fin de compte, de ne point les fréquenter. Ce dédain n’était bien sûr pas absolu car, que cela nous plaise ou non, le besoin d’entretenir des rapports avec autrui est trop impérieux pour être totalement éludé. Aussi Iphigénie écoutait-elle avec plaisir le comte Léon lui raconter les amours tumultueuses d’Anna et de Vronski ; elle compatissait avec Fiodor Mikhaïlovitch aux déboires du prince Mychkine ; elle riait de bon cœur avec Nikolaï du désarroi de ce brave fonctionnaire qui croise son propre nez dans la rue ; elle subissait avec Anton la pesante mélancolie de la steppe ; elle accompagnait Ivan partout où il daignait l’inviter, dans les marais à chasser la pintade ou dans les salons de Paris pour rencontrer George Sand et Flaubert. En gros, pour qu’elle condescende à vous prêter l’oreille, vous deviez être mort, russe et génial, ce qui n’est malheureusement pas à la portée de tous. J’ai dit plus haut qu’Iphigénie vivait à Québec ; en fait, elle y vivait si peu que c’est presque un mensonge de le dire. Elle y occupait un espace loué à son nom, y étudiait pour devenir accordeuse de pianos ou physicienne nucléaire, quelque chose comme ça, mais si tu lui avais demandé, par exemple, de t’indiquer le chemin du Dagobert ou du Maurice, tu lui en aurais bouché un coin. Pendant les cinq ans qu’elle passa dans cette ville, elle ne sut jamais de quoi avait l’air la Grande Allée, elle qui pourtant avait arpenté à s’en user les semelles la perspective Nevski, qui pouvait en décrire la moindre échoppe et connaissait le nom de chacun des ponts enjambant la Neva. Elle ne s’était jamais aventurée jusqu’au Château Frontenac, mais elle avait ses entrées dans le Palais d’hiver des tsars. Elle ignorait le nom du député qui défendait ses intérêts dans ce parlement situé à quinze minutes de chez elle, mais elle pouvait discourir pendant des heures sur chacun des autocrates à avoir régné sur la Sainte Russie, depuis Ivan le Terrible jusqu’à ce brave Nicolas II. Elle n’avait jamais flâné, par un bel après-midi d’été, sur les Plaines d’Abraham et ne connaissait que sommairement les circonstances de l’escarmouche qui s’y était déroulée, elle qui pourtant avait assisté, en compagnie d’Alexandre Ier, à la prise de Moscou par les soldats de Napoléon et à la débandade du tyran français, vaincu par le climat et par l’immensité de cette terre sauvage.

D’Érostrate aussi on pouvait dire qu’il n’était parmi nous que techniquement, qu’il traversait la vie avec un visa de tourisme. Dès les premières pages du Mythe de Sisyphe, Camus, qui ne rechigne pas à devenir lourd lorsque son propos l’exige, pose le suicide comme étant le seul problème philosophique réellement important. Après avoir constaté l’absurdité du monde, l’Homme, nous dit Albert, est aux prises avec l’alternative suivante : ou bien il refuse ce monde qui n’a pas de sens (et donc se suicide) ou bien il demeure vivant et doit alors trouver la force de suppléer à ce vide en attribuant arbitrairement à l’existence un sens qui n’existe pas intrinsèquement. Mais pour son malheur, au contraire de « l’Homme » camusien, faisant son frais avec son H majuscule, Érostrate était, d’une part, dépourvu de la force morale nécessaire pour s’inventer un destin malgré l’absurdité du monde et, d’autre part, trop pissou pour se faire sauter le caisson. Pas assez niaiseux pour accepter le deal mais pas assez intense pour se crisser en bas du pont. Il vivait assis entre deux chaises, tel un aristocrate qui, invité à une fête populaire, fait acte de présence mais refuse de compromettre sa dignité en dansant la bourrée. Dans ces conditions, l’indifférence était tout ce qu’il pouvait s’offrir. La vie n’a pas de sens ? Big fucking deal ! Dans les débuts de sa vie intellectuelle, il avait bien regimbé un peu. Par choix esthétique plus que philosophique (le tragique faisant toujours chic à l’adolescence), il avait versé pendant quelques années des larmes de crocodile sur cette humanité cruelle, mesquine et apathique, avait théâtralement hurlé son refus d’entrer dans le moule, avait jeté avec frénésie son mal de vivre dans d’ineptes poésies puis, sa nature profonde ayant vite repris ses droits, les larmes de crocodile avaient fait place à un sourire moqueur (plutôt intérieur qu’apparent) qu’il promenait sur la multitude s’agitant autour de lui, lui petit baveux oisif, immobile au milieu de la mêlée, jouissant du spectacle de ces gens pressés par l’ambition et par leurs bas-ventres, de ces gens feignant d’aller quelque part, feignant d’ignorer qu’ils allaient mourir. Solution facile en apparence, ce parti pris de se moquer de tout était parfois difficile à tenir. Par exemple, Érostrate professait comme il se doit une indifférence parfaite à l’égard de l’opinion des gens, mais il aimait bien rendre cette indifférence aussi ostentatoire que possible. Il distribuait son estime et son affection au compte-gouttes, mais il s’efforçait toujours d’avoir la monnaie exacte à l’épicerie pour que la petite madame à la caisse l’aime davantage. Lorsque, en sondant son âme, il se retrouvait, comme ça, nez à nez avec une contradiction un peu trop flagrante, il arrangeait le coup avec un brin de mauvaise foi, il regardait ailleurs et tout était dit. De toute façon, sonder son âme était une activité à laquelle il se livrait rarement. Se sachant insignifiant, il ne voyait pas pourquoi il se serait imposé l’effort de chercher à faire sa propre connaissance. Connais-toi toi-même, le slogan allait bien à Socrate, lui qui manifestement gagnait à être connu, mais pour un gars comme Érostrate (et des milliards d’autres), une personnalité conventionnelle, une façade bâclée pour les besoins de la cause faisait très bien l’affaire. À son avis, il fallait être ridiculement amoureux de sa propre personne pour se livrer de manière intensive à l’introspection.

Moi, par contre, qui, en tant que narrateur omniscient, vois tout, entends tout, sais tout (comme Tic l’écureuil, t’sais ?), je me dois au moins de faire une petite ronde de reconnaissance dans les abysses de son subconscient, histoire de mettre certaines choses au clair. Par exemple, je peux affirmer sans aucun risque d’erreur que ce refus de prendre part à l’action, cette prétendue indifférence professée par notre héros n’était au fond que l’effet de sa dignité le poussant à se rebiffer à l’idée de toucher un plat dont la portion était trop chichement rationnée, à dédaigner une richesse dont il n’avait que l’usufruit. Ne disposer, pour étancher sa soif d’expériences, que d’un seul corps et d’un seul petit bout de siècle équivalait à ses yeux à vouloir calmer un appétit d’ogre avec une biscotte et une branche de céleri. À quoi bon vivre si ce n’est que pour un temps ? À quoi bon vouloir être quelque chose si on ne peut pas être tout ? Si on ne peut pas être à la fois Napoléon et Wellington ; à la fois calife et mendiant ; à la fois duchesse de Bourgogne et gérant de station-service à Mechanic Falls, New Hampshire ; à la fois Bugs Bunny et Yosemite Sam ; à la fois Cortés et Montezuma ; à la fois mère Teresa et Jack l’Éventreur ; à la fois Robespierre et Louis XVI ; à la fois Shakespeare et Danielle Steel ; à la fois Al Capone et Eliot Ness ; à la fois Joseph Merrick et Grace Kelly ; à la fois Mahomet et le Christ ? Si on ne pouvait être tout cela, si on n’était, en tout et pour tout, qu’Érostrate, domicilié rue de la Reine, dans le quartier Saint-Roch de la ville de Québec (Canada), bref un mortel quelconque dans une ville quelconque à une époque quelconque, si cela constituait tout le karma qu’on pouvait se payer, alors aussi bien s’en passer. Cette vie à laquelle il ne voulait pas toucher, Érostrate la fuyait dans les livres. Cet autre point commun avec Iphigénie peut donner à penser qu’ils étaient, d’emblée, faits pour s’entendre. Pourtant, l’affaire était moins dans le sac qu’on ne pourrait le croire. Iphigénie, nous l’avons vu, avait depuis longtemps décidé qu’elle n’était faite pour s’entendre avec personne. Quant à Érostrate, bien que sa frivolité lui donnât envie de s’entendre avec tout être doté d’une belle poitrine et d’un teint frais, sa timidité lui sciait les jambes dès qu’il se retrouvait à moins de dix mètres d’une telle créature. Mais comme j’ai annoncé, d’entrée de jeu, que cette histoire serait celle d’un couple, il faut bien que ces obstacles ne soient pas insurmontables. Avant de voir de quelle manière ils seront surmontés, je termine ce chapitre en jetant, pêle-mêle, quelques détails biographiques supplémentaires sur nos deux héros. Iphigénie n’avait strictement aucune opinion politique ; Érostrate, de son côté, était le plus à gauche possible du spectre, car on peut toujours compter sur les gauchistes pour siphonner les riches et entretenir les paresseux et les parasites dans son genre. Érostrate affirmait ne croire en rien, mais il ne pouvait s’empêcher de maudire le ciel chaque fois que ses numéros ne sortaient pas à la loterie ; Iphigénie affirmait ne croire en rien, mais elle ne pouvait s’empêcher, sitôt la lumière fermée, de franchir d’un bond la distance qui la séparait de son lit. Sous les tortures les plus cruelles, jamais Iphigénie n’aurait consenti à avouer cette vérité toute simple : qu’elle croyait (et espérait) en l’amour ; sous la vague menace des plus légers sévices, Érostrate aurait avoué tout ce que tu veux. Et puis quoi d’autre ? Des tas de choses encore, mais je pense que la meilleure façon pour toi de te faire une idée au sujet de ces deux-là, c’est encore de les regarder aller. Alors, je me la ferme et je leur laisse la place.

—François Blais

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François Blais est né en 1973, à Grand-Mère. Il habite depuis une dizaine d’années à Québec, où il exerce le métier de traducteur. Depuis 2006, il a publié six romans, dont cinq à L’instant même.

Mar 052012
 

In 1988 I was invited by the Soviet Writers Union to do a little tour (Moscow, Tbilisi, Kiev, St Petersburg). My traveling companion, whom I did not meet till we arrived in Moscow, was a charming French-Canadian writer, journalist and publisher named Gilles Pellerin. We were a pair. He had learned a thousand words in Russian, I had learned none (the eternal naif). He wore a very cool black leather jacket; I was dressing preppy in those days (inward shudder). We were provided with cars and drivers and French and English translators. We wandered around the place meeting writers and publishers, going to parties, eating at banquets, tired out, confused, alert and alive. It was in fact a wonderful adventure, a brief glimpse of a culture that was changing, on the cusp. Gilles and I became friends. Thrown together like that–you never know. But we’ve stayed friends. His wonderful publishing house Les Éditions l’instant même printed the French translations of my novel The Life and Times of Captain and my short story collection A Guide to Animal Behaviour.

Here now we have a handful of twitter stories and a longer story (still pretty short) written by Gilles Pellerin. I am publishing them in French without a translation, a first for Numéro Cinq. Time to publish in another language, beauteous and unto itself. Translations are wonderful, but they tend to make us forget the flavour and intelligence of the original. Translation also elides difference. There is always a barrier between people who speak different languages, and the only way to break down that barrier is, well, to break it down. And so, in French, we have Gilles’ slyly erotic wordplay, for example, in “Sa langue au chat” which would not work in English, I think. Or not as well. And his comically peremptory last words — “We only die once and I want to make the most of it.” — in “En peine.” Lovely little stories.

dg

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R. S. V. P.

Le téléphone, je décroche, c’était tellement chou ta soirée, il me remercie au nom de toute la bande, décline gaiement les noms. Or je n’ai invité ni reçu qui que ce soit.

 

Retour de balancier

Enfant, j’ai tardé à comprendre que les parents préféraient les enfants matinaux. Adolescent, j’ai tiré grand parti de mes grasses matinées.

 

Toute frénésie vient à son heure

On sonne, je sors de la douche, dégoulinant, « J’arrive… », l’autre est déjà là, sort du frigo une bière qu’il boit sec au goulot. Je sèche.

 

Sa langue au chat

Elle donne sa langue au chat, ce qui m’arrange : je fais le chat. J’ai des idées d’enroulement, elle ferme les yeux. Le bonheur est mouillé.

 

Le lit de Procuste

Le dénommé Procuste m’a couché sans ménagement sur un lit. Mais il m’a tout de suite relâché, contrarié : j’étais l’homme moyen en personne.

 

Vous n’auriez pas dû

Un linge à vaisselle à mon anniversaire, vraiment c’est trop. Ce qui me touche le plus : que vous vous soyez mis en groupe pour me l’offrir.

 

En peine

On ne meurt qu’une fois et j’entends en profiter au max. Je les laisse larmoyer, sangloter, pleurer et se moucher au-dessus du lit. Quand ils me croient passé de l’autre bord, ils s’en remettent aux formules d’usage, « C’est toujours les meilleurs qui partent en premier », « Considérant son état de santé, c’était la meilleure chose qui puisse lui arriver », mais je ne suis pas tout à fait mort, j’ouvre les yeux avec l’air de dire « coucou ! » Si ça pouvait les faire rigoler. Mais non, c’est reparti pour les larmes, sanglots, etc.

Je retiens mon âme autant que je le peux, tout dépend maintenant d’elle, je serre les dents, me bloque l’épiglotte, je la sens qui cherche un autre orifice, ça non, je ferme tout. N’empêche, j’en échappe des bouts, en entend des bruits, le petit de Lise est pris de fou rire. Quand ton heure sera venue, petit, tu découvriras comme pépé que les âmes secondaires s’évadent. Seulement, j’ignorais qu’il y en eût autant, les derniers espoirs, les doléances insatisfaites, les souvenirs, la prudence excessive qui a réglé ma vie, ma foi en l’humain, si bien qu’à la fin il ne me reste plus que l’âme principale, l’âme en peine. Ça ne vaut plus la peine, je lâche pr

—Gilles Pellerin

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Depuis 1982, Gilles Pellerin a publié cinq recueils de nouvelles, le plus récent étant ï (i tréma), paru en 2004, dans le prolongement duquel  sera i (i carré). Son travail récent l’a amené du côté de l’essai, conséquence logique de son engagement dans la diversité culturelle et la défense de la langue. Membre de l’Académie des Lettres du Québec et de l’ Ordre des francophones d’Amérique, il a été fait chevalier des Arts et lettres de la République française et reçu le prix du Rayonnement international des lettres de Belgique. Né à Shawinigan, Gilles Pellerin habite Québec depuis près de 40 ans.