“Je vous présente Véronique” is a sly, comic, bitter very short story that twists and twists. The narrator and his wife arrive at a party separately. She is talking to someone else who introduces her to her husband without knowing their connection. The wife and husband play the game of strangers. Maybe they play too well. Maybe we shouldn’t play such games.
This is just one little story in a new selection by my old friend Gilles Pellerin, author, critic and publisher at Les Éditions l’instant même. See his twitter stories published earlier this year on, Le lit de Procruste.
dg
§
Brouillés
Du moment qu’ils se sont brouillés, ils se sont mis à me téléphoner sans arrêt. Avec la même demande : « As-tu vu l’autre ? » – le prénom même était proscrit –, est-ce que je lui avais parlé ? Au début, je répondais non. « Je suis très occupé, pour ainsi dire jamais à la maison. » Je ne me suis jamais résolu à me procurer un téléphone portatif, me contenant d’une ligne sèche à la maison. Au bureau on ne doit sous aucun motif autre que professionnel me passer un coup de fil, la chose est universellement connue. Je ne Je raccrocherais immédiatement au nez de qui ferait entorse à ce principe, voulût-on m’annoncer le début de la Troisième Guerre mondiale. Je me suis inventé une vie trépidante : « La saison théâtrale est grandiose, je sors beaucoup, rentre tard et me couche aussitôt. – Seul ? – Évidemment. » Sur ce point, je ne mentais pas : aussi seul que le pronom personnel je. Ce qui serait à inventer chez moi, c’est des amis, une histoire d’amour, une histoire, une simple histoire.
Or, c’était la Troisième Guerre mondiale : les deux belligérants avaient choisi d’étendre leur querelle à l’ensemble de leurs relations et de constituer chacun ses alliances. La ligne de front s’était vite étendue à tout l’univers connu. Un peu plus et je demandais s’il ne conviendrait pas aux uns et aux autres de porter des couleurs distinctes afin que chacun se reconnaisse et sache à cent mètres d’avis s’il fallait sourire ou tourner les talons quand on rencontrait quelqu’un de leurs connaissances.
À la longue, je me suis rendu compte que leur inimitié me minait : appels et rencontres ne portaient que sur les torts et les défauts de l’autre. Il est plus facile de combattre que de tenter de faire la paix, semble-t-il. J’en ai appris au-delà de ce qui est raisonnable, j’avais droit à des largesses qui me faisaient l’effet de pots-de-vin. J’ai vriament multiplié mes soirées au théâtre et au concert car alors personne ne pouvait me joindre ni au téléphone ni à la maison. Comme j’étais leur seul ami commun, je me suis retrouvé seul dans le no man’s land et suis devenu suspect aux yeux des membres des deux saintes alliances, dont je me trouvais exclu. Pour m’en sortir, j’ai commencé à inventer des obligeances discrètes que l’un aurait manifestées à l’égard de l’autre, de timides appels de phares dont j’aurais été témoin et qu’il me semblait indispensable de transmettre au bénéfice de la paix à retrouver. Je n’ai jamais eu d’imagination : ce que je racontais était crédible, avait l’air réel. Je n’avais qu’à doser ces soi-disant confidences sur le mode du crescendo, à prêter à l’absent ce que j’avais moi-même le goût de dire (que notre ancienne amitié, notre amitié historique m’était chère) : ce n’était plus mes amis que j’avais devant moi, leur querelle avait vicié notre propre relation, je voulais que tout redevienne comme avant et j’ai tout mis sur le compte de l’autre, de son désir inavoué mais profond de tout effacer de cette brouille, de tout recommencer. Je tenais une histoire, pas la mienne, certes, mais une belle histoire de réconciliation dont nous bénéficierions tous. C’est en inventant que je m’en sortirais, que le téléphone se tairait enfin, que nous retrouverions nos soupers d’autrefois au-dessus d’un saumon grillé, au son des toasts et des rires.
Pour m’en sortir, je m’en suis sorti : le téléphone ne sonne plus, les réseaux se sont réconciliés, en me voyant chacun tourne les talons. Blâmes, travers, vilenies, petitesses, on a tout enterré, et moi avec, qui ai tout entendu.
Je vous présente Véronique
J’ai apprécié ce que j’ai d’abord attribué à l’humour : on me présentait Véronique – ma propre femme. J’allais établir l’équation entre elle et moi, en essayant d’être le plus diplomate possible, de ne pas faire sentir au type l’incongruité de sa démarche – j’ai horreur, en société, de sentir mes interlocuteurs mal à l’aise, encore plus si j’y suis pour quelque chose. Véro est parfois coquine : elle jouait le jeu. J’ai décidé d’en faire autant, mais avec moins de talent qu’elle, je dois l’avouer, à tel point que de-ci de-là au cours du cocktail, j’ai eu peur de la trahir par un signe de familiarité à son endroit. Je me suis évidemment abstenu de la toucher, ce qui n’était pas le cas de l’autre, encore moins l’embrasser : agirait-on ainsi avec celle qui était encore une inconnue quelques minutes auparavant ? Ce serait d’autant plus déplacé que personne ne me connaissait ni n’avait retenu mes nom et prénom quand j’avais salué les uns et les autres, oubli que je leur rendais bien, d’ailleurs.
L’embrasser, le désir m’en était cependant venu – j’utilise « désir » dans son acception forte –, ce qui m’a troublé : Véronique devenait-elle plus désirable du fait que la situation me la rendait étrangère ? Tantôt, elle était à côté de moi, tantôt elle disparaissait dans la foule, ainsi que dans les rêves la femme convoitée sait se défiler.
Les scénarios, même quand ils surgissent à l’improviste, finissent par se conclure : du coin de l’œil j’ai vu Véronique quitter la salle, saluer les uns et les autres, puis s’engager sur le trottoir en direction de l’auto – notre auto. Elle était venue en voiture de la maison, et moi à pied du travail, comme nous en avions convenu. Le bureau est à deux pas, ce qui au reste me permettait de partir un peu plus tard et de régler dans le calme le dossier qui m’avait occupé depuis quelques jours.
J’ai hâté le pas afin de la rejoindre – je pensais la prendre par le bras, la vouvoyer, lui demander si elle voyait quelque inconvénient à ce que je fasse un bout de chemin avec elle, avant d’y aller avec une proposition plus conséquente – vous êtes libre ce soir ? vous viendriez manger un morceau avec moi ? je connais un bistro plutôt sympathique, avec un éclairage tamisé tout ce qu’il y a de plus chouette. Tamisée, ma voix l’aurait été, mais Véronique s’est retournée brusquement, visage fermé, hostile, « maudit collant », tout de suite le téléphone cellulaire à la main, prête à composer le 9-1-1 qui donne accès à la centrale de police, l’endroit tout indiqué pour appeler à l’aide quand une femme est suivie par un importun qui s’approche d’elle à grands pas, dans le but évident de l’accoster.
Page blanche
Je voulais écrire des histoires sur les trains. J’ai acheté un carnet ligné à belle et forte reliure et un assortiment de stylos à encre bleue, plus un à l’encre noire pour les corrections et retouches, que j’espérais mineures tout de même. J’ai attendu que vienne la prose robuste dont je me sentais capable.
Rien. Ni prose ni histoire. Je vis dans une ville oubliée par le chemin de fer à l’époque où l’on en construisait. Qu’à cela ne tienne, j’ai déménagé, me suis installé près d’une gare, d’un Café de la gare comme il y en a cent, mille. J’y allais, carnet et stylo bleu à la main, prêt à capter l’impression brute – il serait toujours temps de faire des retouches, une fois de retour dans la quiétude de la maison. Je buvais lentement, aussi lentement l’autorisait la patience du personnel devant un client aussi parcimonieux. Rien.
J’ai pris l’habitude de prendre le train, d’aller dans la grande ville, observant les voyageurs, attentif au paysage qui défile plus ou moins vite de l’autre côté de la fenêtre. Chez nous le paysage varie peu, surtout que la grande ville est entourée par une plaine interminable, plantée de maïs à perte de vue. Les passagers : pour la moitié ils somnolent ou dorment, les autres racontent au téléphone qu’ils sont dans un train sans savoir où ils sont rendus ni à quelle heure ils vont arriver, certains sont rivés à leur ordi (film, jeu vidéo, film), quelques-uns lisent. Aucune phrase qui vienne à leur propos, surtout les lecteurs – y a-t-il quelque chose de moins littéraire, de plus plat ?
Pourtant je ne voyage pas en vain, attiré par la possibilité de tirer parti des dialogues muets des amoureux. Et là, lumineuse, l’idée : il faudrait épier (c’est déjà un pas plus loin que l’observation passive) ce qui se passe dans les wagons-lits, surprendre les secrets d’alcôve. Exécution : je me suis engagé à la compagnie de chemin de fer, j’arpente les voitures, de nuit ou de jour, au gré de mes quarts de travail. Je poinçonne les billets, les place sous la bande métallique qui court sur le porte-bagages au-dessus des banquettes afin de savoir qui descend où et de réveiller, le cas échéant, le voyageur assoupi.
Hier un passager a passé tout son temps à écrire dans un carnet vert bouteille, les yeux perdus dans le vague. De temps en temps, il refermait le cahier, pour le rouvrir aussitôt, saisi par l’inspiration, esclave heureux obéissant à la voix impérative des pages encore blanches. C’est décidé, demain j’achète un beau carnet vert bouteille comme le sien, à forte reliure, ainsi qu’un crayon bleu. Le noir me paraît désormais superflu.
Les drames de l’automne
Il y avait des champs de blé d’Inde près de la maison où j’ai grandi. Et des boisés plongeant vers la rivière, de part et d’autre de la Saint-Maurice. Des amis, nés ailleurs, prétendent que c’est une région faite pour l’automne. Papa, mauricien depuis quatre générations, ne disait rien à ce propos : la nature chamoirée avait toujours fait partie de son univers, même avant sa naissance.
Il m’a fallu partir de la Mauricie et atteindre la quarantaine pour éprouver pleinement (mais peut-être la sensation sera-t-elle encore plus forte dans quarante ans ?) le drame de l’automne. La blondeur du maïs que le vent agite alors que le ciel bas est alourdi de nuages gris-bleu me remplit d’une magnifique et tendre terreur. Petit je n’ai jamais vu pareil spectacle, je n’ai jamais été au cœur de cette scène où l’horizon ressemble à un amoncellement d’édredons fripés prêts à ensevelir des pâturages et des champs duveteux – et moi aussi. La forêt n’est pas encore dégarnie, les ombres se mettent à exister individuellement grâce à leurs coloris distincts, même ceux qui semblent ne pas avoir changé de couleur.
La Mauricie était féconde, mais il aura fallu que je n’y vive plus, que je ne sois plus témoin d’un spectacle que sa permanence même soustrayait à mes yeux, fallu que ma vue se détériore pour que la vue me soit donnée. J’avais de meilleurs yeux en ce temps-là, mais il me semble qu’ils n’ont rien perçu de l’enchevêtrement de mélèzes et de bouleaux dans la plée ni du peuple serré des hêtres à La Gabelle. Je sais aussi, depuis la mort de papa, que je regarde pour lui et pour moi. Son silence nourrit mon langage, son silence devient mon langage.
Je vis à Québec. Parfois, dans ma rue même, j’éprouve la sensation de marcher, d’être à Québec, ce qui relève de la banalité, du truisme le plus agréable qui soit et que j’appellerai le présent de l’indicatif. Impression d’arrêter le temps. Je sais où trouver des mélèzes de rue, domestiques, et m’en contenter. Le présent n’a pas toujours existé pour moi ; maintenant je puis dire « éprouver » en toute connaissance de ce que cela tient de la preuve : je lève les yeux sur le panneau qui confirme le nom de la rue. Je redeviens un bref instant l’enfant que j’ai été, en visite à Québec chez le frère de ma mère, sans cesser d’être un homme circulant dans une ville réconfortante. Les arbres au-dessus de nos têtes, les voitures ondoyant sur les faux plats du chemin Sainte-Foy, l’idée même de chemin à deux pas de la maison où je suis à mon tour un père silencieux quant aux choses essentielles de la vie – peut-être appartient-il à chacun de les reconnaître, sans attendre de l’aide de son père ni de qui que ce soit.
Tout cela me revient parfois exactement comme à l’époque où je n’étais qu’un visiteur. Il se jouait ici une partition qui m’était inconnue, les arbres ne viraient pas au jaune et au rouge de la même manière, un épisode moins intense qu’un drame. En contrepartie, je reconnais mes angoisses d’alors, dans la rue, à bicyclette ou à pied, quand me cernait la lumière trop vive de l’été d’une petite ville de banlieue mauricienne, qu’aucun arbre ne venait filtrer dans notre quartier. Des souvenirs de maisons en construction me reviennent. Elles me faisaient peur, y compris la nôtre, toute neuve, craquant de tous ses os par grand froid, et la forêt à deux pas, noire par contraste avant de prendre feu sous l’effet de l’automne, et les champs de blé d’Inde marchant comme des cohortes sous le vent.
J’habite une vieille maison, je retourne dans les rues trop claires de mon enfance pour le plaisir de laisser remonter les malaises muets.
Je comprends que je n’étais pas fait pour être neuf.
Il est venu après moi
Il est venu après moi, mais le résultat est le même : elle s’est sentie à l’étroit, puis elle a pris ses distances, ce contre quoi il a protesté, elle a haussé le ton et ils se sont quittés. « Elle a un de ces caractères. » Venant de lui, de sa voix de crapaud dépressif, avec la mimique qui rejette tout le blâme sur Mireille, le constat m’irrite. Un tempérament bouillant, j’en conviens sans mal, mais on ne parle pas ainsi d’une femme, d’une femme qu’on a fréquentée, pas les côtelettes à l’air sous la douche d’un centre sportif, après une séance de conditionnement physique, en présence d’un type, moi, qui sort du court de badminton. Comme s’il ne savait qui je suis, qui j’ai été pour Mireille.
À l’époque j’ai mis un certain temps à comprendre que c’est pour ce type qu’elle m’a largué. Nous traversions une période de reproches mutuels, nos accrochages se multipliaient même si j’avais l’impression de mettre de l’eau dans mon vin comme jamais auparavant. Elle s’est mise à espacer ses invitations et ses visites chez moi, mais je ne renonçais à rien de ce que j’avais échafaudé pour nous deux. Déjà, en temps de paix, Mimi me résistait comme personne ne m’avait résisté, mais cela contribuait à l’affection que je lui portais – c’est le terme édulcoré qui a fini par s’imposer après qu’elle a décrété que j’avais franchi la ligne de non-retour en lui parlant de mon amour pour elle. Reculer devant pareille affaire de sémantique, j’en étais capable – d’où « affection » –, mais il était trop tard : en fait de non-retour, il s’agissait du sien, elle a claqué la porte, « Si j’oublie du linge, tu en feras un sac que je viendrai chercher un de ces quatre ». Tout un tempérament, oui.
Elle partie, j’ai dressé l’inventaire de ses défauts comme de ses traîneries, jeté le voile sur ses irrésistibles qualités, voulu oublier le gouffre des réconciliations dans lequel nous nous abîmions, rescapés de la mort, prêts pour une renaissance qui n’était jamais que le recommencement du cercle de notre perdition perpétuelle. Dans ces conditions, impossible de parler d’amour ni d’affection, mais de passion – je parle pour moi.
Elle n’est pas venue prendre ses vêtements. Je les ai toujours.
• • •
Je commence par traîner sous le jet d’eau chaude, dans l’espoir qu’il se lasse. Quand j’adopte la tactique inverse, le mouvement subit vers le vestiaire, il me suit. Il reprend la conversation, cette question de caractère, mais dans son application intime : « une sacrée gonzesse » – c’est fou ce que le recours à l’argot français donne du relief à la dimension sexuelle : « une bombe, cette nana ». Et « des seins de compétition », tout juste s’il ne me donne pas la pointure du soutien-gorge. Il me parle d’elle comme si lui et moi avions partagé un même bonheur, un même bien. Évidemment, puisque nous avons partagé du « temps commun ». La crainte me vient, une crainte acide et laide, qu’elle lui ait raconté pour elle et moi, au lit je veux dire : les derniers temps, nous avions la chair triste.
Je n’ai jamais noué une cravate aussi prestement, mais je n’arrive pas à le semer pour autant, il se cramponne, en forme, la mine superbe : « En définitive, je t’ai sorti d’impasse, je t’ai débarrassé d’une harpie. Tu m’en dois une, mon vieux. »
Des nouvelles
Il n’était pas sitôt assis à table qu’il m’a demandé des nouvelles de Denise, ce qui est assez normal quand on a été marié une dizaine d’années à la sœur de celui chez qui l’on est reçu.
Je ne me suis pas converti aux usages modernes, j’observe la coutume ancienne de tout faire dans la grande pièce servant à la fois de cuisine et de salle à manger, souvenir d’une époque où le salon était tenu fermé, sauf pour les grandes occasions, ce que ne saurait être la visite de celui qui a jadis été mon beau-frère. Andrée, pour qui l’apéro devrait être pris au salon plutôt que dans la pièce où tantôt on mangera, réprouve ce reliquat de paysannerie, surtout quand on habite comme nous un condo. J’avais cependant besoin de compter devant moi sur la solidité de la table pour raconter à Raymond ce qu’il en était de l’état de santé de son ancienne épouse. C’est tout de même la raison pour laquelle je l’avais invité à venir souper – je tiens aussi au vieux terme – à la maison lorsque nous nous étions croisés au centre commercial plus tôt ce samedi-là : de toute évidence il n’était au courant de rien. Denise et lui ont rompu de façon fracassante, elle est partie vivre à Montréal, loin de lui, loin de tout.
Il m’a été infiniment pénible de faire le récit du cancer qui décharne Denise, comme m’est insupportable la maladie même de ma petite sœur. J’arrive mal à rapporter les événements, je me rends compte que j’ai besoin de les ordonner au nom d’une logique qui me fait défaut : Denise n’a jamais fumé et voilà que les poumons sont atteints, puis tout le reste, jusqu’au cerveau. Une fois, après un traitement de chimio, j’ai cru, voulu croire que ça y était, que la maladie avait rebroussé chemin, qu’elle ne laisserait que le mauvais souvenir d’une tête rasée, que Denise nous revenait. J’ai vite déchanté.
« Combien de temps encore ?
– Quelques semaines, trois mois tout au plus. »
Je me demande s’il la reconnaîtrait. Denise affichait une physionomie de rieuse, ce qu’elle était ; toute rondeur a désormais disparu. Ce jour-là, elle avait trouvé à rigoler des traitements qui avaient mobilisé une équipe complète d’« artilleurs ». De piètres coloristes, à l’en croire, et pires dessinateurs encore. Elle a trouvé le moyen de rire en parlant de son crâne comme d’une œuvre rupestre.
Un temps il m’a semblé que son caractère était assorti à celui de son mari. Lui : bon bougre, parfois naïf d’une naïveté que Denise avait qualifiée de feinte une fois la rupture consommée ; elle : prompte à la colère et tout autant à la réconciliation. Elle lui avait pardonné toutes ses frasques, ses fréquentations peu recommandables, ses lubies pour des entreprises hasardeuses desquelles elle arrivait à l’arracher avant qu’il n’y laisse sa (leur) chemise. Puis, non. Le mur de béton à propos de ce qui ne me semblait pas pire que les autres fois. J’imagine qu’elle avait tracé une frontière que Raymond n’avait pas su respecter. Je ne m’étais jamais tout à fait senti à l’aise en sa présence, mais lui en tenais peu rigueur : un beau-frère peut-il être autre chose qu’une acceptable calamité ? (Le frère d’Andrée est du même avis en ce qui me concerne.)
Le cancer a dénaturé Denise en plus de la rendre méconnaissable. La bête s’emploie à rejeter ma sœur hors du monde en la remplaçant par une fausse Denise, un simulacre. La femme forte n’est plus, celle qui me faisait des blagues au téléphone en se faisant passer pour la préposée d’une société de sondages imbéciles auxquels je me laissais prendre, celle qui amenait ses neveux au cinéma en les cajolant comme les enfants qu’elle n’aurait pas, convaincue qu’elle ne serait pas une bonne mère, la Denise qui se meurt n’a plus la force de rire ni même de regarder la télé.
Je n’ai pas tout rapporté. Il était sans doute inutile de raconter que parfois Denise trouve la force de gueuler contre l’évidente injustice qui la frappe – je ne l’ai vue qu’une fois aussi bouillonnante de colère : quand elle a laissé son médiocre et fourbe mari – à petite queue, hâbleur, brouillon, fourbe, menteur, malpropre, etc.
Raymond ne m’a pas interrompu, il a tout écouté sans broncher. Nous avons soupé en faisant semblant qu’il y avait d’autres sujets de conversation : lui, par exemple. « Que deviens-tu ? – Du pareil au même. » Nous n’en avons pas appris davantage d’un homme que nous n’avions plus vu depuis des années. Je ne me suis pas rendu compte de la vitesse à laquelle défilaient les bouteilles de vin. À la fin de la soirée, il était imprudent, inconvenant de le laisser partir. Quelqu’un à prévenir qu’il coucherait chez nous ? Personne. Il nous a souhaité bonne nuit, s’est couché. Avant d’en faire autant je suis repassé par la crise de larmes qui me perfore régulièrement.
Au matin, je n’étais pas frais. Je prépare le café. L’odeur le tire à son tour du lit. Il n’est pas sitôt assis à table qu’il me demande des nouvelles de Denise.
— Gilles Pellerin
————————
Depuis 1982, Gilles Pellerin a publié cinq recueils de nouvelles, le plus récent étant ï (i tréma), paru en 2004, dans le prolongement duquel sera i (i carré). Son travail récent l’a amené du côté de l’essai, conséquence logique de son engagement dans la diversité culturelle et la défense de la langue. Membre de l’Académie des Lettres du Québec et de l’ Ordre des francophones d’Amérique, il a été fait chevalier des Arts et lettres de la République française et reçu le prix du Rayonnement international des lettres de Belgique. Né à Shawinigan, Gilles Pellerin habite Québec depuis près de 40 ans.